Critique : Buck et son complice

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Buck et son complice

États-Unis, 1972
Titre original : Buck and the Preacher
Réalisation : Sidney Poitier
Scénario : Ernest Kinoy
Acteurs : Sidney Poitier, Harry Belafonte, Ruby Dee et Cameron Mitchell
Distributeur : Park Circus France
Genre : Western
Durée : 1h43
Date de sortie : 9 août 1972

3/5

D’abord, dans les années 1950 et ’60, l’acteur Sidney Poitier s’était façonné l’image mondialement connue du noble noir. Ainsi, il était devenu le moteur incontestable, quoique aseptisé, de l’avancement des droits civiques aux États-Unis. Dans des films réalisés sans exception par des hommes blancs, de renom, certes, tels que Joseph L. Mankiewicz, Richard Brooks, Stanley Kramer et Norman Jewison, il endossait la plupart du temps le rôle du jeune homme exemplaire, mis en difficulté dans sa vie quotidienne par le simple fait d’être afro-américain. Ce stéréotype avait connu son apothéose en 1967 dans Devine qui vient dîner de Stanley Kramer, précisément conçu pour que le seul reproche que la partie la plus réactionnaire du public puisse faire au futur gendre relevait de sa couleur de peau.

Puis, à partir des années ’70, Poitier avait sensiblement changé de stratégie. En devenant réalisateur presque par accident, il avait donné une voix à sa communauté, en parallèle du mouvement plus ample de la blaxploitation.

Le point de bascule était Buck et son complice, en apparence un western des plus ordinaires. Et un film qui n’a a priori guère voyagé en dehors de son pays d’origine, comme la plupart des huit réalisations ultérieures de Poitier. Pourtant, il s’agit d’une œuvre révisionniste particulièrement ferme dans son propos de retour de bâton historique. Car pour une fois, ce sont les personnages afro-américains qui y tiennent le haut de l’affiche et du pavé. Ils n’y sont plus les victimes dociles d’un discours condescendant, encore de mise dans certains films bien-pensants de Poitier acteur, mais font tout leur possible afin de gagner, eux aussi, leur place au soleil. Cette belle utopie devient envisageable à la fois au prix de maints pauvres pionniers noirs massacrés et grâce à une forme de loyauté très peu répandue dans le genre du western entre ces derniers et les indiens.

© 1972 E and R Productions Corp. / Belafonte Enterprises / Columbia Pictures / Park Circus France Tous droits réservés

Synopsis : Après la guerre de Sécession, Buck, un ancien sergent de l’armée de l’Union, s’est reconverti en chef de convoi. Il est spécialisé dans le transfert d’anciens esclaves des plantations du sud, désireux de commencer leur vie de liberté à l’ouest. Son travail est rendu difficile, voire dangereux par les attaques d’anciens esclavagistes, richement payés pour ramener de gré ou de force les anciens travailleurs à leur point de départ. Pris en chasse par la horde de Deshay, il croise le chemin du révérend Willis Oakes Rutherford, un prêcheur roublard qui cherche avant tout son propre intérêt. Finalement, les deux hommes feront équipe, afin de guider le dernier convoi de Buck vers la terre promise du Colorado.

© 1972 E and R Productions Corp. / Belafonte Enterprises / Columbia Pictures / Park Circus France Tous droits réservés

40 hectares et une mule

Entre la réalité historique et sa représentation au cinéma, il existe souvent un fossé béant. Les clichés véhiculés par le western sont tristement parlants à ce sujet, les pauvres indiens ayant fait pendant très longtemps les frais d’une lecture de la conquête de l’ouest depuis le point de vue exclusif de l’envahisseur blanc. Les choses avaient très doucement commencé à changer au cours des années ’60, même si les quelques valeureuses tentatives de rattrapage de la part du parrain du genre John Ford, notamment dans Le Sergent noir et Les Cheyennes, étaient largement insuffisantes pour inverser réellement la tendance. En ce sens, Buck et son complice fait presque figure de précurseur. Car en dépit de sa facture globalement classique, il réussit à renverser les codes établis du western pour mieux désigner une forme d’injustice trop longtemps ignorée.

Bien sûr, on est ici encore aux balbutiements prometteurs d’un discours que des cinéastes afro-américains des générations suivantes, Spike Lee en tête, allaient roder davantage. Néanmoins, Sidney Poitier y ose d’ores et déjà le grand retournement de la charge morale, l’homme blanc y apparaissant à de très rares exceptions près comme la force obscure à combattre. C’est une nouvelle forme de manichéisme, qui n’a au fond plus besoin de meneurs pour se perpétuer. Par conséquent, le méchant de service campé par Cameron Mitchell peut trouver une fin assez précoce sans que cela n’empêche son idéologie arriérée de survivre. De même, les personnages interprétés par Poitier et son ami de toujours Harry Belafonte fonctionnent le mieux, lorsqu’ils naviguent sur le fil ténu entre leur emploi héroïque et des agissements un peu moins nobles.

© 1972 E and R Productions Corp. / Belafonte Enterprises / Columbia Pictures / Park Circus France Tous droits réservés

Une bible et deux fusils

Au delà de son discours racial des plus modernes, Buck et son complice s’emploie en effet à redéfinir modestement le thème de l’équipe prête à tout pour redresser les torts, où qu’ils soient commis. Ce n’est sans doute pas par hasard que les deux protagonistes – majestueux du côté de Poitier et un vrai petit chenapan chez Belafonte – mettent du temps avant de s’entendre. Ils ont chacun une conception différente de l’argent et de l’honneur, bien que celle de Buck finisse par prévaloir avec une certaine élégance narrative. Auparavant, leurs interactions demeurent authentiques, dépourvues de trop de familiarités et d’une solidarité exacerbée, susceptible de rendre leurs efforts communs artificiellement courageux. Souvent, le révérend cherche à s’écarter de la trajectoire héroïque de Buck, pour y retourner plus par opportunisme que par conviction réelle.

Le lien intermédiaire entre ces deux hommes que beaucoup de choses opposent revient au personnage de l’épouse de Buck, interprétée par une Ruby Dee qui a, elle aussi, parfaitement intégré la force calme des siens. Après notre frayeur passagère de la voir aussi peu présente à l’écran dans ce film-ci que dans American Gangster de Ridley Scott, elle devient tardivement le compas moral grâce auquel son mari décide de continuer la lutte.

Dès lors, elle chevauche sans peur avec les deux hommes, en anticipation très discrète et rapprochée dans le temps des rôles féminins bien plus émancipés grâce auxquels sa consœur Pam Grier allaient devenir une figure phare de la blaxploitation quasiment au même moment. Le discours le plus édifiant lui est réservé – et Ruby Dee s’en acquitte plus que convenablement –, mais c’est surtout sa présence rassurante pendant le dernier tiers du film qui sort ce dernier du champ réducteur de l’histoire à la virilité débordante.

© 1972 E and R Productions Corp. / Belafonte Enterprises / Columbia Pictures / Park Circus France Tous droits réservés

Conclusion

Un an et demi après sa disparition, la réputation de Sidney Poitier en tant que figure emblématique du cinéma américain engagé du milieu du siècle dernier reste parfaitement intacte. Toutefois, il serait temps de mettre en avant également les facettes complémentaires d’une filmographie bien plus riche que ses rôles du héros noir sans reproche, interprété à la perfection depuis La Porte s’ouvre de Joseph L. Mankiewicz jusqu’à Dans la chaleur de la nuit de Norman Jewison. La redécouverte de Buck et son complice constitue un premier pas bienvenu dans cette direction.

A première vue un western solide, Poitier y interroge en profondeur les règles morales et les rôles attribués dans la plupart des films du même genre. Avec à la clef une mise en abîme prodigieuse de la lecture des mythes de l’ouest au cinéma jusqu’à la période charnière de la fin des années ’60 et du début de la décennie suivante !

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