Martha

République Fédérale d’Allemagne, 1974
Titre original : Martha
Réalisateur : Rainer Werner Fassbinder
Scénario : Rainer Werner Fassbinder, inspiré d’une nouvelle de Cornell Woolrich
Acteurs : Margit Carstensen, Karlheinz Böhm, Barbara Valentin et Peter Chatel
Distributeur : Carlotta Films
Genre : Mélodrame
Durée : 1h57
Date de sortie : 11 juin 2025 (Reprise)
3,5/5
Célébré à juste titre pour ses plus de vingt longs-métrages de cinéma, tournés à un rythme endiablé en l’espace de treize ans, Rainer Werner Fassbinder excellait tout autant dans son travail pour la télévision allemande. Les mini-séries « Huit heures ne font pas un jour » et « Berlin Alexanderplatz » en témoignent brillamment. Tout comme Martha, qui fut diffusé une première fois au milieu des années ’70, avant de disparaître des écrans pendant vingt ans pour des raisons légales. Des problèmes qui n’ont curieusement eu rien à voir avec son contenu, hautement sulfureux. Car dans un monde où la suprématie sociale et morale de l’homme montrait tout juste ses premières fissures, cette histoire d’un couple pas comme les autres fait preuve d’une noirceur, voire d’un cynisme parfaitement assumé.
Dans cette guerre conjugale à armes inégales, à la fois Margit Carstensen en vieille fille hystérique et Karlheinz Böhm en manipulateur machiavélique livrent des tours de force d’une intensité insoutenable. Dans un décor des plus feutrés, comme souvent chez Fassbinder synonyme d’une Allemagne qui cache soigneusement ses démons intimes sous des apparences et des conventions horriblement creuses, ces tourtereaux malsains constituent le lien parfait dans le temps entre deux autres mariages nés sous de mauvais auspices. Celui du foyer déjà très bancal dans lequel Tippi Hedren pensait trouver refuge auprès de Sean Connery dans Pas de printemps pour Marnie de Alfred Hitchcock dans les années ’60 et – sensiblement plus près de chez nous – l’univers poisseux de Cinquante nuances de Grey.
Au détail près que Martha est un chef-d’œuvre du cinéma aussi peu commode que fascinant, là où les autres œuvres citées peinent sérieusement à faire oublier leurs lacunes respectives notables !

Synopsis : La bibliothécaire Martha Heyer, trentenaire et toujours célibataire, est en vacances à Rome avec son père, quand ce dernier meurt subitement d’une crise cardiaque. D’abord décidée à rester auprès de sa mère, qui la traite pourtant d’une façon particulièrement abjecte, Martha finit par accepter la demande en mariage du bel ingénieur Helmut Salomon. Or, dès leur voyage de noces, quelque chose ne tourne pas rond dans cette relation entre elle, qui a une conception plutôt enfantine de l’amour, et lui, décidé à modeler son épouse selon ses propres désirs.

Se persuader du bonheur
Même si l’influence de l’idole de Fassbinder, le maître du mélodrame hollywoodien Douglas Sirk, est omniprésente – au plus tard dès l’adresse que le personnage principal donne à l’employé de l’ambassade allemande à Rome –, Martha est un détournement téméraire de ce genre consensuel. Tandis que le mélodrame classique sait préserver un minimum d’optimisme, aussi édulcoré et improbable soit-il, c’est invariablement la pire des options qui se manifeste ici.
Avec la qualité suprême de la narration en guise de fil conducteur de ne jamais tomber dans l’emphase ou l’excès, puisque les deux personnages autour desquels tourne essentiellement l’intrigue s’en chargent déjà très bien. Au contraire, la mise en scène de Rainer Werner Fassbinder fait entièrement sienne une certaine théâtralité. Comme si la seule réponse à autant de méchanceté affective était une retenue et une sobriété dramatiques pratiquées sans relâche.
En échange, la situation devient de plus en plus oppressante, au fur et à mesure que la pauvre Martha doit s’avouer que personne ne lui viendra en aide face à la menace, parfois réelle, parfois imaginée, de son mari, si respectable et aimant en apparence. De ce point de vue là, Martha figure parmi les films du réalisateur qui s’appuient le moins sur la force des personnages secondaires, l’ensemble des têtes habituelles du microcosme Fassbinder ne servant qu’à accentuer l’isolement d’une femme privée de prendre sa revanche sur son malfaiteur. Car contrairement à un dispositif dramatique comme dans Hantise de George Cukor, par exemple, où l’épouse maltraitée avait su retrouver ses esprits grâce à l’explication platement policière de ses troubles psychiques, le cas présent fait magistralement abstraction de tout deus ex machina rassurant.

Interdiction de fumer
Ne reste dès lors que cette femme constamment au bord de la crise de nerfs. Un rôle qui aurait très facilement pu dévisser vers la caricature névrotique, mais dont Margit Carstensen sait s’acquitter avec une candeur époustouflante. D’entrée de jeu, elle affiche une fragilité émotionnelle qui deviendra de plus en plus préoccupante au cours du film. Il ne s’agit nullement d’un personnage avec lequel l’identification serait facile et encore moins évidente. Et pourtant, Fassbinder arrive à en faire une victime touchante, au tempérament d’une volatilité agaçante au début et abattue par une résignation néfaste à la fin. Le tout porté par une Margit Carstensen en état de grâce !
Pour que ce couple à l’aura pathologique fonctionne, il faudra toutefois un adversaire capable d’esquiver tous les délires – en partie justifiés – auxquels Martha s’adonne sans cesse. Bien sûr, Fassbinder n’a pas été le premier à démonter définitivement l’image proprette du prince charmant qui collait à la peau de Karlheinz Böhm depuis la trilogie Sissi au milieu des années ’50. Ce coup de maître était déjà l’œuvre de Michael Powell à travers Le Voyeur en 1960. Il n’empêche qu’on pouvait ressentir une dose minime de sympathie pour le malaise existentiel du photographe meurtrier dans ce film-là, alors que son ingénieur dans Martha est d’un charme pervers qui glace le sang. Avec de surcroît le refus catégorique de rationnaliser son comportement dangereusement possessif.

Conclusion
Ce qui se passe pendant les près de deux heures que dure Martha est d’une laideur souvent indescriptible. Les mœurs ont beau avoir évolué depuis un demi-siècle, il est fort à parier qu’un nombre conséquent de femmes subissent encore ce type de sévices de la part de leurs conjoints au jour d’aujourd’hui, en Allemagne, en France et hélas partout ailleurs dans le monde. En ce sens, ce téléfilm de Rainer Werner Fassbinder – qui affiche esthétiquement toute la splendeur visuelle d’un film de cinéma – fait office de brûlot cinglant contre l’inertie d’une société allemande, qui a trop longtemps préféré détourner son regard de tant de malheur dans les foyers de toutes les classes sociales confondues. Les interprétations d’une intensité féroce à la fois de Margit Carstensen et de Karlheinz Böhm ne font alors qu’accroître encore substantiellement notre malaise.