Critique : Âmes perdues

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Âmes perdues

Italie, France, 1977

Titre original : Anima persa

Réalisateur : Dino Risi

Scénario : Bernardino Zapponi & Dino Risi, d’après un roman de Giovanni Arpino

Acteurs : Vittorio Gassman, Catherine Deneuve, Danilo Mattei, Anicée Alvina

Distributeur : Les Acacias

Genre : Thriller

Durée : 1h42

Date de sortie : 27 novembre 2019 (Reprise)

3/5

Venise, la cité à la fois énigmatique et poisseuse, sert de décor idéal à ce thriller d’épouvante des années 1970. Le charme baroque de la ville, avec ses palais délabrés où régnait jadis l’opulence et ses canaux désormais engorgés de détritus, contribue en effet amplement à faire tenir sur la durée une histoire au fond terriblement abracadabrante. Car Âmes perdues est avant tout un exercice de style fort élégant, dans lequel la mise en scène de Dino Risi peut briller autant que l’interprétation proche d’un tour de force de la part de Vittorio Gassman, dans un supposé double emploi qui, lui, ne réussit toutefois pas à faire illusion jusqu’au bout. Il s’agit d’un film qui tente d’être plusieurs choses en même temps : une histoire d’horreur nichée dans cet édifice d’une autre époque hanté par les esprits d’antan, le roman d’apprentissage d’un jeune homme qui débarque dans un milieu bohémien et pour couronner le tout une sinistre tragédie familiale aux revirements de moins en moins crédibles. Grâce à une narration fermement ancrée dans le doute, il réussit presque à ne pas trop s’éparpiller. La banalité certaine de l’intrigue de base y est en quelque sorte anoblie par le prestige de l’exécution filmique, un simple roman de gare y ayant eu le privilège d’un traitement soigné, quoique pas non plus révolutionnaire. Malgré la présence de Catherine Deneuve dans son registre le plus névrosé, exploré auparavant avec plus de hardiesse malsaine par Roman Polanski et Luis Buñuel, le ton du film ne quitte jamais tout à fait le terrain sûr de la farce mystérieuse, au lieu de creuser davantage les affres d’une bourgeoisie vénitienne, voire italienne, en plein délire morbide.

© Dean Film / Les Acacias Tous droits réservés

Synopsis : Le jeune Tino débarque à Venise afin d’y étudier la peinture. Il est logé dans l’étrange demeure de son oncle Fabio Stolz, ingénieur de gaz, et sa tante Elisa. Alors qu’il apprend petit à petit à connaître ses hôtes, surtout lui, un intellectuel sévère qui ne manque pas de torturer psychologiquement son épouse à la santé fragile, Tino entend des bruits bizarres provenant de la pièce située au-dessus de la sienne. Personne dans le palais autrefois luxueux n’ose aborder ce sujet délicat. Heureusement, le jeune étudiant trouve une confidente en Lucia, le modèle de ses cours de dessin.

© Dean Film / Les Acacias Tous droits réservés

Une vieille dame à l’haleine de légume

Âmes perdues a beau ne pas compter parmi les films incontournables sur Venise – ne serait-ce que pendant la décennie de sa production, qui avait vu sortir quelque temps plus tôt Mort à Venise de Luchino Visconti et Ne vous retournez pas de Nicolas Roeg – , il n’en demeure pas moins une œuvre digne d’intérêt. Un léger vent de changement souffle sur le récit, annonçant peut-être une transition, simultanément dans la carrière de son réalisateur, qui allait progressivement passer de mode ensuite, après vingt ans fastes, et dans le cinéma italien dans son ensemble, peu préparé à assurer la relève des vieux maîtres comme Fellini, Risi et Monicelli, pour ne citer qu’eux. Ce qui ne signifie pas forcément que c’est un film démodé, mais plutôt qu’il s’engouffre subtilement dans une sorte de parenthèse, faite du mélange incongru entre l’incompréhension et la curiosité à l’égard de cette nouvelle génération aux cheveux trop longs, que la vieille garde se permet de tirer pour rigoler. Or, de la rigolade, il n’y en a guère au fil d’une histoire qui se cherche sans cesse. Elle le fait avec une certaine ingéniosité, soit, mais sans que ce microcosme renfermé sur lui-même ne traverse un quelconque processus de prise de conscience salutaire au contact avec ce jeune invité, à tel point innocent qu’il risque de devenir fade. Ainsi, le film boucle la boucle avec une désinvolture plutôt déconcertante, l’orchestration savante du suspense par Dino Risi n’ayant en fait servi qu’à une escapade de jeunesse sans conséquence, le protagoniste quittant la cité des Doges avec la même fougue juvénile qu’à son arrivée.

© Dean Film / Les Acacias Tous droits réservés

Confession cinématographique

Les enjeux dramatiques sont donc limités au cours d’une intrigue qui sait parfaitement créer le doute, sans prendre par la suite la peine de lui trouver une conclusion satisfaisante. Que cela fonctionne malgré tout est autant à mettre sur le compte d’une mise en scène très solide que sur celui de l’interprétation quasiment magistrale par Vittorio Gassman d’un personnage aux multiples facettes. Entre les deux extrêmes du notable à l’aura intransigeante et son frère farceur, parqué à l’abri des regards dans le grenier, il s’opère un rapprochement que l’on voit venir presque d’entrée de jeu au niveau scénaristique, mais qui demeure néanmoins prodigieux du côté du jeu très fin de l’acteur. L’immense mélancolie de son personnage transpire alors dans sa perte progressive de la raison ou, plus précisément, dans le retrait des masques trompeuses de la respectabilité, une révélation absurde à la fois. Et si la véritable raison d’être du film se situait à ce niveau-là, dans le démontage systématique des apparences pour ne laisser subsister à la fin que le vague regret de ce qui aurait pu se passer plus tard entre Tino et Lucia, si le temps de l’inconsistance adolescente ne leur était pas compté ? La qualité incontestable de la forme de Âmes perdues entrerait par conséquent moins en conflit avec la vacuité du fond, qu’elle n’en serait le pendant adéquat, c’est-à-dire entièrement conscient que les nombreuses incohérences de l’intrigue ne pourront être rattrapées que par un bel écran de fumée stylistique.

© Dean Film / Les Acacias Tous droits réservés

Conclusion

Âmes perdues n’est que le premier film parmi quatre, réalisés par Dino Risi pendant les années 1970, à ressortir en cette fin d’année 2019 et en début d’année prochaine grâce au vaillant distributeur de films de patrimoine Les Acacias. Ce n’est certes pas un grand film, mais plutôt un film de genre pas sans attrait, porté par une narration admirablement stoïque face aux écarts à la logique ahurissants, perpétrés par un scénario clairement perfectible. Toutefois, le soin apporté à cette histoire aux pieds d’argile est indéniable, notamment du côté de l’interprétation, tour à tour sophistiquée et endiablée chez Vittorio Gassman et, comme souvent, animée par un charme glacial chez Catherine Deneuve.

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