Revu sur MUBI : Ennemis intimes (Werner Herzog)

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© 1999 Werner Herzog Filmproduktion / Cafe Productions Ltd. / Zephir Film / Eurozoom Tous droits réservés

Dans le processus créatif, il faut toujours une certaine dose de tension conflictuelle. Car rien ne s’oppose plus au dépassement de soi artistique qu’une ambiance gentiment harmonieuse. Cela vaut surtout pour un contexte de travail aussi collectif qu’un plateau de cinéma. Tomber dans l’autre extrême, celui de la guerre des nerfs constante jusqu’à la violence verbale et physique accrue, n’est par contre pas non plus la solution miracle. Dans la plupart des cas au moins. Puisque la collaboration tempétueuse entre le réalisateur Werner Herzog et l’acteur Klaus Kinski a quand même produit quelques œuvres de cinéma mémorables. Tourné huit ans après la mort de Kinski en 1991 et actuellement disponible dans la vidéothèque de MUBI, le documentaire Ennemis intimes en tient compte d’une manière forcément subjective, la parole y revenant presque exclusivement à Herzog.

Comme il le fait dans ses autres documentaires et, à plus forte raison, dans ses films de fiction, Werner Herzog reste hors des sentiers battus dans Ennemis intimes. Ainsi, il ne s’agit nullement d’un making of conventionnel, ni d’un récit biographique sur la carrière mouvementée de son acteur fétiche. Les cinq films qu’ils ont tournés ensemble y sont bien sûr largement évoqués. Mais sans que ces anecdotes de tournage ne permettent au spectateur de se faire une idée claire et nette au sujet des méthodes de travail aventureuses du réalisateur. Sa démarche dans le cas présent est davantage nostalgique et réflexive, comme s’il cherchait tant soit peu à percer le mystère, voire le mythe Kinski auquel il avait si substantiellement contribué. A moins que son objectif soit encore plus extravagant, en façonnant selon sa propre volonté l’image rétrospective du comédien au tempérament et au talent démesurés.

En regardant Ennemis intimes, on apprend en effet presque plus sur Herzog que sur Kinski. Les séquences où la bête de scène se déchaîne lors d’une performance improbable en tant que Jésus au tout début du film ou celle de la célèbre engueulade avec le producteur de Fitzcarraldo ponctuent certes adroitement le récit. Pour l’essentiel, ce dernier est toutefois acquis au discours malicieux du réalisateur. Malicieux dans le sens que Werner Herzog est toujours tout à fait conscient du décalage prodigieux qu’il provoque entre sa vision assez mégalomane ou au moins mystique du monde et la réalité qui l’entoure. Sa visite sur les lieux de sa première rencontre avec Kinski est à ce titre emblématique. En s’introduisant dans l’appartement luxueux désormais occupé par l’aristocratie bavaroise, précisément là où il avait vécu une adolescence précaire et où le jeune Kinski avait montré ses premiers signes de folie furieuse, il procède à une mise en abîme aussi profonde qu’espiègle.

© 1999 Werner Herzog Filmproduktion / Cafe Productions Ltd. / Zephir Film / Eurozoom Tous droits réservés

Pour le reste, Werner Herzog s’adonne à l’exercice qu’il maîtrise à la perfection, c’est-à-dire l’évocation d’atrocités sur un ton à la douceur étrangement complémentaire. Il décrit son collaborateur récurrent comme le fanatique maniaque, lâche et coléreux qu’il était très probablement. Cependant, son discours ne lui sert guère à s’attribuer lui-même le beau rôle dans cette affaire de différences créatives majeures pendant quinze ans, depuis Aguirre La Colère de dieu en 1972 jusqu’à Cobra verde en 1987. Leur relation pourrait plutôt être qualifiée de mélange quasiment unique dans l’Histoire du cinéma d’amour-haine féconde, susceptible de pousser chacun d’entre eux au meilleur d’eux-mêmes.

C’est sans doute aussi ainsi que peut s’expliquer l’aspect répétitif de leur collaboration. Cette volonté insensée de s’infliger à nouveau pareil calvaire, pour le bien de ce qu’ils considéraient comme plus précieux que les crises de nerfs du réalisateur et de son acteur de génie : la réussite artistique du film qu’ils tournent ensemble, coûte que coûte.

Et puis, Herzog laisse quand même la parole aux partenaires féminins de Klaus Kinski à l’écran, qui, elles, ont curieusement des choses infiniment plus positives à dire sur lui. Peu importe que ce soit Eva Mattes ou Claudia Cardinale, elles portent un regard moins défini par le jeu de pouvoir viril sur l’acteur que elles ont croisé respectivement dans Woyzeck et Fitzcarraldo. Comme quoi, toute cette rivalité artistique au plus haut niveau pourrait également être interprétée comme un banal combat de coqs, où l’image et l’héritage personnels primeraient sur des rapports humains plus raisonnables. Ici, seule la parole du survivant a droit au chapitre, puisque celle de son compagnon excentrique s’était éteinte prématurément, à force de dépenser sans compter sa formidable énergie icarienne.

© 1999 Werner Herzog Filmproduktion / Cafe Productions Ltd. / Zephir Film / Eurozoom Tous droits réservés

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