Albi 2017 : Carré 35

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Carré 35

France, 2017
Titre original : –
Réalisateur : Eric Caravaca
Scénario : Eric Caravaca et Arnaud Cathrine
Distribution : Pyramide
Durée : 1h07
Genre : Documentaire
Date de sortie : 1er novembre 2017

Note : 3,5/5

Chaque famille a son histoire. Ce roman d’une vie, démultiplié à travers le prisme des frères et sœurs, des parents et grands-parents, des oncles et tantes, ne concerne en général qu’un cercle restreint de personnes, conformément à la règle de pudeur largement répandue dans notre civilisation, qui veut que le linge sale se lave en interne, sans importuner les autres, ni s’exposer à leur jugement. D’un point de vue cinématographique, l’exploit consiste alors à sortir de ce cadre intime, afin de mieux en dégager les implications universelles, bref, de happer l’attention du spectateur anonyme tout en préservant l’essence personnelle du récit. Il n’est pas certain qu’Eric Caravaca, qui enfile ici pour la deuxième fois la casquette de réalisateur, onze ans après la sortie de la fiction Le Passager, ait d’emblée visé aussi haut, vu que le comédien donne plutôt l’impression d’être un homme introspectif et humble. Carré 35 est néanmoins un documentaire extrêmement beau, certes grave par son sujet et son propos, quoique empreint d’une forme de morbidité noble, qui cherche autant à dévoiler qu’à comprendre la vérité longtemps cachée de la famille Caravaca Oliva. La démarche de ce fils, meurtri par une absence inexplicable, a ainsi beau mettre sur la place publique des contradictions et des griefs anciens, qui ne laissent guère apparaître sa famille sous un jour favorable, il enquête en simultané sur les raisons plus abstraites du silence pesant autour de sa sœur aînée, décédée prématurément.

Synopsis : Ce n’est que tardivement que l’acteur Eric Caravaca a appris qu’il avait eu une sœur, Christine, décédée à l’âge de trois ans au Maroc. Aucune photo ne témoigne de son existence et sa mère ne se montre point loquace lorsqu’il lui demande de partager quelques souvenirs de cette fille née avec un défaut au cœur. A partir des prises du mariage de ses parents à Casablanca, à la fin des années 1950, le réalisateur explore ce passé trouble, afin d’y retrouver la trace de cette enfant, effacée volontairement de la mémoire collective de sa famille proche.

It’s all about memories

Sur une durée assez courte, ce documentaire s’autorise à digresser un nombre conséquent de fois, comme par exemple lors de cette excursion dans les abattoirs désaffectés, où, parmi les crochets rouillés sur lesquels pendouillaient autrefois les bêtes en attente de découpage, on peut lire la phrase qui sert de titre à notre paragraphe. Ça ne parle que de mémoire ? Oui, aussi. Mais Carré 35 est avant tout une descente poignante dans les catacombes figuratives d’une fratrie tronquée, un exercice dont personne ne remontera tout à fait indemne. Or, la finalité du film de Eric Caravaca est au mieux accessoirement de résoudre une énigme digne d’un polar, grâce à un travail minutieux de détective cinématographique. Les indices successifs permettent en effet de démonter – une découverte, choquante comme une bombe à retardement, à la fois – le discours officiel sur lequel s’ouvre le film, principalement autour de la figure aussi centrale qu’ambiguë de la mère. Ce qui ne veut pas dire que le réalisateur y réglerait bêtement et méchamment ses comptes avec ce repère aux multiples facettes, qui a dû l’encadrer d’une manière sans doute peu orthodoxe au fil de ses identités sans cesse réinventées, se nommant en fonction de ses lieux de résidence soit Angèle, soit Germaine, soit Catherine. Bien au contraire, il se dégage en filigrane de ce portrait d’une femme, marquée au fer rouge par les attentes et les déceptions inhérentes à son époque, une volonté très forte de comprendre autant que d’interroger.

Recouvrement de souvenirs

Une mise en scène davantage focalisée sur la confrontation entre cette mère, prise dans un terrible mensonge de vie, et les signes déformés par le passage du temps de sa fille mal-aimée – ou en tout cas aimée avec un soupçon insoutenable de honte sociale – aurait probablement insisté longuement sur leurs retrouvailles très tardives, par pierre tombale interposée. Heureusement, il n’en est quasiment rien dans Carré 35, puisque l’inscription du destin de Christine dans une compréhension plus ample de l’Histoire a d’ores et déjà ouvert le champ de réflexion au moment fatidique. Il n’est alors plus exclusivement question de raccommoder les différents fils démêlés pendant l’heure passée, mais d’inscrire cette brève vie d’enfant, dont la part distinctive relève au moins en partie de son effacement de la chronique familiale, dans une philosophie plus globale. Pour cela, Eric Caravaca fait entièrement confiance à la puissance de ses images, ainsi que parfois à la musique qui leur est associée. Grand bien lui en a pris, puisque des motifs subtilement évocateurs n’y manquent point, régulièrement sous l’emprise du va-et-vient hypnotisant de l’eau de mer, mais aussi souvent sortis d’archives, qui fournissent un précieux contexte historique au comportement impénétrable des parents. Cette interrogation sur le pouvoir des images va même plus loin encore : lorsque la narration ouvre une courte parenthèse sur le travail de préservation du patrimoine cinématographique, cette cause qui nous tient naturellement à cœur boucle en quelque sorte la boucle de la course contre la montre, au fond insensée, afin de s’approprier des images intrinsèquement éphémères.

Conclusion

Inutile de se voiler la face, chaque famille cache quelque part des cadavres plus ou moins macabres. Dans Carré 35, que nous avons pu rattraper grâce à l’engagement toujours aussi recommandable du Festival d’Albi en faveur du documentaire, Eric Caravaca partage les siens avec le public d’une manière particulièrement saisissante. Sur le banc des accusés ne s’y trouve pas tant la génération des pères, de toute façon sur le point de disparaître, que la culture néfaste du silence, pourtant si facile à rompre à condition d’avoir affaire au bon interlocuteur au bon moment.

https://vimeo.com/235151312

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