Critique : Francofonia

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Francofonia

Russie, France, Allemagne, 2015
Titre original : Francofonia
Réalisateur : Alexandre Sokourov
Scénario : Alexandre Sokourov
Acteurs : Benjamin Utzerath, Louis-Do De Lencquesaing, Vincent Nemeth
Distribution : Sophie Dulac Distribution
Durée : 1h28
Genre : Docu-fiction
Date de sortie : 11 novembre 2015

Note : 3,5/5

Qu’est-ce que l’Histoire, sinon un long flux ininterrompu d’événements dont témoignent les objets et les images ? Seul au niveau individuel il existe un début et une fin, la naissance et la mort, tandis que le maelstrom du temps avance sans cesse, à cheval entre le passé, le présent et l’avenir. Tout s’y mélange et il appartient alors à l’historien d’y distinguer des constantes et des variations, de faire le tri entre les anecdotes et les faits majeurs. Ce rôle de passeur à travers les époques n’est guère le plus convoité dans le monde du cinéma. Cet art, qui jongle pourtant constamment avec les images et les sons, rechigne la plupart du temps devant l’exploration expérimentale et sans idée préconçue de notre perception d’une réalité éphémère. Pour élargir notre horizon de réflexion à ce sujet, nous n’aurions pas d’emblée pensé à Alexandre Sokourov, un réalisateur si furtif que les distributeurs français n’arrivent pas à se mettre d’accord sur l’écriture de son nom – Alexander Sokurov en traduction approximative du russe – et surtout un cinéaste cultivant avec dévouement son petit jardin filmique, aussi secret qu’exclusif à l’égard d’influences extérieures. Son nouveau film, présenté en compétition au dernier festival de Venise, nous a par conséquent bluffés, grâce à son approche très libre d’une période historique a priori déjà explorée abondamment.

Synopsis : En 1940, l’armée allemande prend possession de Paris, « ville ouverte » laissée à l’abandon par les troupes françaises. Le comte Franz Wolff-Metternich, nommé à la tête de la commission allemande pour la protection des œuvres d’art en France, rencontre Jacques Jaujard, le directeur du Louvre, l’un des derniers hauts fonctionnaires à ne pas avoir pris la fuite face à l’occupant. Ensemble, ils veilleront sur ce qu’il reste du patrimoine français, le fruit d’une longue histoire de collections acquises de façon plus ou moins pacifique.

Départ immédiat vers une destination inconnue

Alexandre Sokourov adore interpeller. Il interpelle ses personnages et il va même jusqu’à s’adresser directement au spectateur, par le biais d’une voix off qui commente autant qu’elle décrit. Cette voix introspective accentue encore l’effet d’un rêve éveillé par lequel la plupart de ses films se démarquent. Un rêve qui peut hélas tourner au cauchemar, comme dans son film précédent, Faust. Dans Francofonia, le dispositif est à nouveau employé d’une façon astucieuse, dans le contexte d’un collage des formats et des sources d’images qui s’apparente presque à l’esthétique de Jean-Luc Godard. Le réalisateur y adopte le rôle de passeur à travers les époques, sans jamais se dresser en gardien puriste de la cohérence historique. Les prises bâtardes sont ainsi nombreuses, où des éléments reconstitués coexistent sans gêne avec un décor urbain contemporain. Ce métissage hardi se poursuit dans les autres fils parallèles du récit, comme les pérégrinations de Marianne et Napoléon, les deux figures phares de l’Histoire française, dans les allées désertes du musée. Ce ballet des fantômes n’a rien de macabre ou d’artificiel, puisqu’il s’inscrit parfaitement dans le projet global de Sokourov, d’abolir la linéarité du temps pour mieux suggérer la précarité de l’homme et de son art.

L’image-témoin / l’image-traître

Car à partir du point névralgique du Louvre, le film emprunte des voies de méditation plus nuancées les unes que les autres sur la forme et le fond. A côté de la photographie magistrale par Bruno Delbonnel des différentes sculptures qui hantent les salles du musée, l’image numérique est vieillie dans les séquences reconstituées de la collaboration entre l’occupant et le gérant pendant la première moitié des années 1940, avant de retrouver son caractère de fragilité pixelisée lors des discussions Skype maintes fois interrompues avec le capitaine du cargo en détresse. De même, le propos du film va bien plus loin que de dresser un état des lieux du Louvre sous l’occupation. La mise en scène n’hésite pas à rompre avec tout semblant de logique chronologique, pour emmener le spectateur dans un espace d’abstraction filmique et temporelle tout à fait enivrant. La mise en parallèle du sort de l’Ermitage russe et de celui du Louvre français s’avère ainsi sensiblement plus percutante que toutes les visites guidées imaginaires entreprises dans le célèbre musée de Saint-Pétersbourg dans L’Arche russe de Sokourov en 2003. Enfin, la fonction de guide, le réalisateur paraît la concevoir comme une invitation à la digression et peut-être encore plus en tant que prétexte précieux à une interrogation sans réponse possible sur le rôle de l’art et sa préservation dans un monde en constante évolution et par conséquent prédisposé à la cruauté de l’oubli.

Conclusion

Exigeant, le cinéma de Alexandre Sokourov l’est certainement. Mais à condition de se laisser hypnotiser par lui, le spectateur y vivra de merveilleuses heures d’enrichissement culturel. Francofonia constitue néanmoins un départ fort bienvenu vers de nouvelles rives de la création cinématographique, grâce à sa capacité de tirer une lucidité remarquable d’un mélange téméraire d’influences disparates. Son impact va bien au-delà des documentaires récents qui nous ont fait découvrir l’envers du décor des plus grands musées du monde. Il nous convie à un voyage historique sans égal et étonnamment moderne à partir des murs de l’institution vénérable au cœur de Paris.

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