Critique : Sibel

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Sibel

Turquie, France, Allemagne, Luxembourg : 2018
Titre original : –
Réalisation : Çağla Zencirci, Guillaume Giovanetti
Scénario : Çağla Zencirci, Ramata Sy, Guillaume Giovanetti
Interprètes : Damla Sönmez, Emin Gürsoy, Erkan Kolçak Köstendil
Distribution : Pyramide Distribution
Durée : 1h35
Genre : Drame
Date de sortie : 6 mars 2019

4/5

Voici un film qui, entre autres récompenses, remporte presque systématiquement le Prix du Public dans tous les festivals où il est présenté. Un film qui sort de l’ordinaire comme l’étaient déjà Noor et Ningen, les deux films précédents du couple franco-turc Guillaume Giovanetti et Çağla Zencirci.

Synopsis : Sibel, 25 ans, vit avec son père et sa sœur dans un village isolé des montagnes de la mer noire en Turquie. Sibel est muette mais communique grâce à la langue sifflée ancestrale de la région. Rejetée par les autres habitants, elle traque sans relâche un loup qui rôderait dans la forêt voisine, objet de fantasmes et de craintes des femmes du village. C’est là que sa route croise un fugitif. Blessé, menaçant et vulnérable, il pose, pour la première fois, un regard neuf sur elle.

Les avantages d’une infirmité

Sibel, c’est la fille aînée de Emin, veuf et maire d’un petit village du nord-est de la Turquie. Bien que muette, elle peut communiquer avec les autres car elle a la chance de faire partie d’une communauté dont la plupart des membres pratiquent et comprennent le kus dili, un langage sifflé pratiqué dans cette région. Par ailleurs, son infirmité a de bons et de mauvais côtés. C’est ainsi que, dans cette communauté pleine de préjugés, il peut lui arriver qu’une jeune femme de son âge, sur le point de se marier, lui ordonne de s’éloigner, craignant que sa proximité lui fasse engendrer des enfants muets.

Par contre, grâce à ce handicap qui en fait un personnage à la marge, grâce aussi à un père aimant et (relativement) ouvert, elle bénéficie d’une plus grande liberté dans sa vie, elle peut s’affranchir des règles sociales qui régentent la vie des jeunes femmes de son âge : elle n’a, par exemple, aucune obligation, bien au contraire, de se marier jeune et de se retrouver très vite avec de nombreux enfants. Elle peut aussi avoir un comportement totalement différent face à la présence du loup dans l’environnement du village. Que cette présence soit réelle ou fantasmée, elle inquiète beaucoup les congénères de Sibel, alors que celle-ci, excellente tireuse, part régulièrement en chasse avec son fusil, avec le secret espoir d’être adoptée par la communauté au cas où elle arriverait à éliminer l’animal. Des ballades en forêt qui vont lui faire rencontrer Ali, un homme en cavale  qui dit se cacher parce qu’il ne veut pas effectuer son service militaire mais dont les autorités prétendent que c’est un terroriste. Une rencontre qui ne va pas améliorer le statut de Sibel auprès des villageois et des villageoises.

Un langage sifflé

Sibel a été tourné dans le village de Kusköy, au nord-est de la Turquie. Dans ce village dont le nom signifie « village des oiseaux », le « langage des oiseaux » ou kus dili, est toujours pratiqué. Il s’agit d’un langage sifflé, transformant chaque syllabe de la langue turque en un sifflement particulier, un langage né il y a 400 ans et qui permet de communiquer sur des distances importantes dans le territoire montagneux qui entoure le village. Comme dans les autres régions du monde où existe un tel langage sifflé (citons, par exemple, le silbo de l’île de la Gomera dans l’archipel des Canaries ou le béarnais sifflé de Aas, dans les Pyrénées-Atlantiques), l’arrivée du téléphone portable a entrainé chez les jeunes une désaffection pour ce moyen de communiquer, mais, en général, le système scolaire a réagi et s’efforce dorénavant de faire le nécessaire pour assurer la pérennité de ces langages.

Sibel ne se contente pas de nous mettre en présence d’un beau personnage et de l’utilisation d’un langage que nous ne connaissions pas. Ce film stigmatise aussi, de façon intelligente et feutrée le rejet que peuvent subir dans leur vie de tous les jours celles et ceux qui ne rentrent pas exactement dans le moule et met en exergue la solidarité féminine, trop souvent absente face au poids des traditions et à la domination masculine.

Des personnages inspirés par de vraies personnes

C’est dans le village de Kusköy que Çağla Zencirci et Guillaume Giovanetti ont petit à petit construit leur film, en s’inspirant de personnes rencontrées au cours de ce séjour. Contrairement à leurs habitudes, ils ont choisi de travailler avec des interprètes professionnels, Elit İşcan, l’interprète de Fatma, la sœur de Sibel, étant pour nous la plus connue puisqu’elle était Ece dans Mustang.

On doit saluer tout particulièrement saluer la prestation de la lumineuse actrice Damla Sönmez, l’interprète de Sibel, qui, en plus d’être particulièrement expressive bien que ne parlant pas, a dû apprendre rapidement le langage sifflé que, bien sûr, elle ne connaissait pas.

Et la musique accompagnant ce film, me direz vous ? Eh bien, il n’y en pas et c’est le film, lui-même, qui a imposé ce choix aux réalisateurs. Il faut dire qu’avec tous ces sifflements qu’on entend à longueur de film et qui s’apparentent à des chants d’oiseau, une musique additionnelle serait apparue superfétatoire.

Conclusion

Tenant à la fois du conte et du thriller, Sibel est aussi un film qui, de façon intelligente et feutrée, stigmatise l’exclusion dont sont trop souvent victimes les hommes et les femmes qui ne rentrent pas dans le moule et met en exergue la solidarité féminine, trop souvent absente face au poids des traditions et à la domination masculine. Sibel nous permet aussi de découvrir Damla Sönmez, une comédienne turque de grand talent, tellement expressive qu’on en oublie qu’elle joue le rôle d’un personnage qui ne peut pas parler. Sans l’ombre d’un doute, un des meilleurs films de ce début d’année.

https://www.youtube.com/watch?v=ODrCWhdL4gg

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