Critique : L’Ombre d’un doute

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L’Ombre d’un doute

États-Unis, 1943

Titre original : Shadow of a Doubt

Réalisateur : Alfred Hitchcock

Scénario : Thornton Wilder, Sally Benson et Alma Reville, d’après une histoire de Gordon McDonell

Acteurs : Teresa Wright, Joseph Cotten, Macdonald Carey et Henry Travers

Distributeur : Swashbuckler Films

Genre : Thriller

Durée : 1h48

Date de sortie : 2 août 2017 (Reprise)

4/5

Parmi les admirateurs et spécialistes de l’œuvre de Alfred Hitchcock, il est généralement admis que sa période la plus riche en coups de maître a été la deuxième moitié des années 1950. Et comment contester cette grille d’appréciation suprême qui comprend des films quasiment parfaits comme Fenêtre sur cour, Sueurs froides, La Mort aux trousses et Psychose ? Pourtant, au plus tard dès l’arrivée du réalisateur aux États-Unis en 1940, celui-ci a perfectionné sans cesse son style devenu au fil du temps inimitable. Le plus emblématique de ses premiers films hollywoodiens est certainement L’Ombre d’un doute, un démontage en règle de la morale américaine sous forme de thriller familial, moins haletant que savamment cynique.

En effet, la prémisse éprouvée du thriller, de placer un homme ordinaire dans une situation qui le dépasse, est malicieusement mise sens dessus-dessous ici. Car c’est un homme à l’aura extraordinairement diabolique qui y fait irruption dans une petite ville de province des plus idylliques. Cet anti-héros par excellence n’a même pas grand-chose à faire, afin de démasquer ce quotidien bucolique pour la farce hypocrite qu’il est. Ou pour être plus précis, le maître Hitchcock y agence avec un savoir-faire filmique hautement passionnant l’un de ses contes les plus sombres sur la perversion humaine. Cette tare se montre très à l’aise dans un environnement en apparence si préservé qu’une bourgade californienne.

Le renvoi permanent de la culpabilité entre les deux personnages principaux, interprétés avec une connivence trompeuse par Joseph Cotten et Teresa Wright, débouche alors sur l’un des constats les plus nihilistes que le cinéma hollywoodien a osé présenter à ses spectateurs, des années avant que le genre du film noir ne prenne son essor. Et même, par son intrusion sournoise dans le sanctuaire de la culture petite-bourgeoise américaine, ce thriller sublimement machiavélique dresse un portrait infiniment plus néfaste de l’Amérique que tous les films de gangster réunis !

© 1943 Universal Pictures / Swashbuckler Films Tous droits réservés

Synopsis : Traqué par la police, Charles Oakley décide de se mettre un certain temps au vert en rendant visite à sa sœur Emma et sa famille en Californie. En même temps, sa nièce Charlie rêve d’un miracle susceptible d’arracher les siens à la torpeur ambiante. Le télégramme annonçant l’arrivée de son oncle préféré exauce son vœu au delà de ses espérances. Alors que ce nouveau visage d’un homme soigné, voire mondain, attire tous les regards dans la petite ville de Santa Rosa, l’oncle Charles essaye de faire profil bas. Ce sont surtout deux enquêteurs, en mission pour conduire un sondage sur la famille américaine typique, qui éveillent ses suspicions. La jeune Charlie ne se doute de rien, puisqu’elle est convaincue que son oncle et elle sont simplement des individus discrets, faits du même bois.

© 1943 Universal Pictures / Swashbuckler Films Tous droits réservés

Faites attention à ce que vous souhaitez !

Personne n’a su maîtriser le processus d’identification entre le spectateur et le personnage clé du récit comme Alfred Hitchcock. En commençant L’Ombre d’un doute par l’oncle qui se repose pendant que l’étau de la surveillance policière se referme inextricablement sur lui, le réalisateur nous enferme d’emblée dans une position moralement douteuse. Dès les premières minutes du film, l’innocence de l’homme ne fait ainsi plus vraiment de doute, bien qu’on ne le voie à aucun moment effectuer sa sinistre besogne. Ce sont alors le jeu tout en finesse menaçante de Joseph Cotten et la musique hélas pas aussi subtile de Dimitri Tiomkin qui s’emploient à établir ce lien pour le moins ambigu. Sans tarder, la narration nous place donc du mauvais côté de la loi. A tel point qu’on serait presque content que Charles a su narguer les détectives lancés à ses trousses et qu’il a pu prendre littéralement de l’altitude pour prendre des congés à la campagne.

Le dispositif de l’investissement affectif se dédouble aussitôt avec la présentation de Charlie, la nièce, peut-être aussi dépressive que son oncle, quoique pas pour les mêmes raisons. Étendue sur le lit comme son parent adoré, elle ne refait certes pas comme lui le film de ses exploits criminels. Non, son malaise peut être considéré comme encore plus inquiétant. Grâce à un coup de lucidité venu de nulle part, elle s’interroge en fait sur la routine mortuaire dans laquelle sa famille semble s’user depuis beaucoup trop longtemps. Quel drôle de raisonnement pour une jeune femme belle et intelligente, promise à un avenir radieux dans les limites de son milieu social de classe moyenne ! Sauf que l’exubérance du jeu de Teresa Wright n’arrive jamais tout à fait à détourner notre attention de la vacuité de son personnage, constamment à l’affût des choses qui ne vont pas autour d’elle et pourtant incapable d’y remédier de quelque manière que ce soit.

© 1943 Universal Pictures / Swashbuckler Films Tous droits réservés

La nièce joyeuse

Le volontarisme de Charlie, de plus en plus malmenée au fur et à mesure qu’elle doit se rendre compte de l’absence de solution à son dilemme moral, n’est toutefois que la figure de proue d’un microcosme provincial jouissivement caricatural. Tandis que le seul reproche à faire à l’oncle serait son cynisme d’une noirceur horrifiante, surtout quand il se lance en plein dîner familial dans une tirade contre la laideur du monde en général et celle de ses victimes en particulier, la narration se fait un malin plaisir à scier les fondations de la bienséance américaine. Ainsi, dans un univers étroitement inspiré de la fiction idéologique à la Frank Capra, où tout le monde se connaît et où même le policier régulant la circulation est tout sourire à longueur de journée, personne n’est réellement sans faute.

Effectivement, Charlie avait vu juste en se plaignant du train-train quotidien au sein de son foyer familial. Hélas, elle est la seule à en déceler les failles béantes. Les autres membres de la famille semblent, quant à eux, s’en être accommodés sans la moindre résistance. Interprétée par Patricia Collinge d’une façon très touchante en pilier surmené et émotionnellement instable du noyau familial, sa mère ne lui est d’aucun secours quand les choses se gâtent. De même, son père, le futur ange gardien dans La Vie est belle de Capra Henry Travers, reste plus préoccupé par les petits plaisirs morbides qu’il partage avec son ami et fils à maman toujours présent au mauvais endroit au mauvais moment, campé par Hume Cronyn dans son premier rôle, que par les troubles existentiels de sa progéniture. Sans oublier la jeune fratrie de Charlie, des ergoteurs nombrilistes en puissance.

Bref, dans un contexte social et affectif si brillamment passé au crible par la mise en scène de Alfred Hitchcock, à quoi peut bien aspirer une jeune femme étonnamment oisive, comme le personnage principal de L’Ombre d’un doute ? Que la réponse à cette interrogation essentielle soit si rapidement trouvée, sous forme d’une romance des plus convenues avec le policier à qui Macdonald Carey confère toutes ses lettres de médiocrité, fait partie des aspects à la virtuosité ironique de ce film au propos subversif inégalable !

© 1943 Universal Pictures / Swashbuckler Films Tous droits réservés

Conclusion

Il paraît que L’Ombre d’un doute était l’un des films préférés de son réalisateur. On comprend aisément pourquoi en revoyant pour la énième fois, mais toujours avec un plaisir renouvelé, ce pamphlet magistral contre ce que l’Amérique a de plus ennuyeusement consensuel. Au delà de l’âme torturée de l’un des méchants les plus complexes de la filmographie de Alfred Hitchcock, ce film s’attaque de front aux nombreux défauts de la normalité supposée du modèle social américain. Il y va avec une malice hautement savoureuse, sans la moindre complaisance, mais avec un sens aigu pour tout ce qui touche au maintien de la façade, coûte que coûte. On vous laissera être votre propre juge sur ce qui se cache derrière autant de bonhomie affectée : une porcherie ou quand même, malgré tout, un idéal familial vers lequel tendre. Toujours est-il que des films hollywoodiens animés d’une telle verve iconoclaste sont excessivement rares, de surcroît de cette époque-là, encore cadenassée par les studios !

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