Critique Express : La ferme des Bertrand

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La ferme des Bertrand

France : 2023
Titre original : –
Réalisation : Gilles Perret
Ecriture : Gilles Perret, Marion Richoux
Distribution : Jour2fête
Durée : 1h29
Genre : Documentaire
Date de sortie : 31 janvier 2024

4/5

Synopsis : 50 ans dans la vie d’une ferme… Haute Savoie, 1972 : la ferme des Bertrand, exploitation laitière d’une centaine de bêtes tenue par trois frères célibataires, est filmée pour la première fois. En voisin, le réalisateur Gilles Perret leur consacre en 1997 son premier film, alors que les trois agriculteurs sont en train de transmettre la ferme à leur neveu Patrick et sa femme Hélène. Aujourd’hui, 25 ans plus tard, le réalisateur-voisin reprend la caméra pour accompagner Hélène qui, à son tour, va passer la main. A travers la parole et les gestes des personnes qui se sont succédé, le film dévoile des parcours de vie bouleversants où travail et transmission occupent une place centrale : une histoire à la fois intime, sociale et économique de notre monde paysan.


Depuis quelques années, le cinéma documentaire français s’intéresse régulièrement au monde agricole et, particulièrement, au monde de l’élevage. Un film de plus sur ce sujet, allez vous peut-être penser ! Oui, un film de plus sur ce sujet, mais un film qui présente quelques caractéristiques qui en font un film particulièrement important. Tout d’abord, le hasard fait que la sortie de ce film coïncide avec le combat que viennent d’entamer les agriculteurs un peu partout en Europe et, particulièrement, en France. Ensuite, face aux causes affichées de cette colère des paysans, La ferme des Bertrand a le grand mérite de donner une vision teintée d’un optimisme, certes mesuré, mais réel, sur l’avenir du monde agricole dans notre pays en retraçant l’évolution durant les 50 dernières années d’une exploitation familiale à taille humaine, avec un troupeau d’une centaine de vaches laitières, et, en parallèle, l’évolution du mode de vie des membres de cette famille. Enfin, La ferme des Bertrand a été réalisé par Gilles Perret, qui, a toujours démontré que filmer le local permettait de raconter l’universel  et qui, dans des films comme Les jours heureux, La sociale  ou Debout les femmes, a toujours fait preuve d’une sincérité et d’une qualité d’écoute exceptionnelles.

Pour réaliser La ferme des Bertrand, Gilles Perret est allé plus loin dans le temps que dans l’espace. En effet, la ferme des Bertrand et la famille Bertrand, il les connaît depuis qu’il est né : il habite à 100 mètres de la ferme, à Quincy, un hameau de la commune de Mieussy, en Haute-Savoie, hameau comptant une soixantaine d’habitants ; gamin, il a joué dans la ferme des Bertrand avec les enfants de la famille. Dès 1972, le réalisateur Marcel Trillat avait consacré 4 minutes d’un documentaire TV à trois frères, Joseph, André et Jean Bertrand, qui étaient en train d’installer leur exploitation agricole à Quincy. 25 ans plus tard, en 1997, Gilles Perret avait réalisé son premier film, Trois frères pour une vie, qu’il avait tourné au sein de la famille Bertrand au moment où les 3 frères transmettaient leur élevage à leur neveu Patrick et à sa femme Hélène. De nouveau 25 ans plus tard, en 2022, Gilles Perret a appris qu’Hélène allait bientôt prendre sa retraite et que cela allait modifier, une fois de plus, la façon de travailler au sein de l’exploitation. Pour lui, le moment était venu de donner une deuxième vie à Trois frères pour une vie, film très peu distribué à l’époque de sa sortie, et de le prolonger par l’évocation filmée de ce que sont devenues, en 2022, la ferme des Bertrand et la façon d’y travailler. On retrouve donc dans La ferme des Bertrand 3 périodes espacées à chaque fois de 25 ans  : le film fait de nombreux allers et retours entre quelques séquences en noir et blanc provenant du film de Marcel Trillat, la reprise d’une grande quantité de séquences tournées en 1997 et ce que Gilles Perret a tourné en 2022. Au niveau de la famille Bertrand, on apprend que André est le seul des 3 frères qui soit encore vivant, que Patrick est décédé relativement peu de temps après qu’il ait repris l’exploitation avec Hélène, que ce sont aujourd’hui Marc Bertrand et Alex, le mari d’une des filles Bertrand, qui travaillent sur l’exploitation avec Hélène. Par ailleurs, cette succession de séquences étalées dans le temps montre combien une modernisation intelligemment menée a transformé l’existence des exploitants agricoles, une modernisation passée par la mécanisation et qui entre dans le monde de la robotisation. C’est d’ailleurs la robotisation de la traite des vaches qui va remplacer Hélène lorsqu’elle sera vraiment partie à la retraite. Alors que la traite doit toujours être effectuée 2 fois par jour, alors que, de ce fait et de tout le reste, Joseph, André et Jean étaient « sur le pont » tous les jours de l’année, ne prenant jamais un jour de congé, ne prenant jamais de vacances, en arrivant même à rester célibataires toute leur vie, cette modernisation permet de donner un peu plus de temps libre à Marc et à Alex. Certes, même si Alex qui a travaillé dans l’industrie reconnaît que sa vie de travailleur y était au moins aussi dure que celle qu’il a à la ferme, tout n’est pas facile à la ferme, ne serait-ce que du fait des aléas liés à la météo, mais au moins, ils arrivent à prendre des jours de repos et à prendre quelques jours de congé. On s’amuse beaucoup aux remarques faites par André sur ce sujet : tout en étant adepte de cette modernisation, tout en reconnaissant sa grande satisfaction de voir le beau travail effectué par ses successeurs, il ne peut s’empêcher de s’étonner que Marc et Alex arrivent très souvent à terminer leur journée de travail avant l’arrivée de la nuit et que, jamais, au grand jamais, il ne leur arrive de travailler avec leurs mains ou même de toucher à un manche d’outil agricole. Il est vrai que, par contre, les connaissances que doivent avoir Marc et Alex, et tous les agriculteurs en général, sont de plus en plus étendues que ce soit, par exemple, en botanique, en comptabilité ou en utilisation de l’informatique.

 


La ferme des Bertrand étant pour beaucoup un film sur la transmission, comme celle qui s’est faite entre les 3 oncles et leur neveu Patrick, puis celle qui a eu lieu, du fait du décès brutal de Patrick, avec la prise en main de l’exploitation par Marc et Alex auprès d’Hélène, on voit que la famille pense déjà à la prochaine transmission qui se fera, du moins les parents l’espèrent, avec leurs enfants, des enfants actuellement très jeunes mais qui semblent bien intéressés par leur travail. Toutefois, cela se fera ou ne se fera pas en tenant compte de deux notions qui  n’étaient pas vraiment prises en compte dans la génération des 3 frères, le bonheur et le choix de vie : on sent bien que André, aujourd’hui, est partagé entre la satisfaction, voire la fierté, d’avoir réussi, avec ses frères, à rendre florissante leur exploitation agricole et le regret, voire l’amertume, de ne pas avoir totalement réussi sa vie. Quant à Jean, il reconnaissait facilement en 1997, que le monde des vaches, ce n’était pas vraiment son truc, se reconnaissant incapable, à l’inverse de ses 2 frères, d’appeler correctement par leurs noms les 100 bêtes du troupeau.

Par rapport au mouvement actuel des agriculteurs qui, très souvent, appellent à mettre les normes à la poubelle, La ferme des Bertrand apporte la preuve que des normes peuvent (parfois ?, souvent ?) avoir un côté très positif pour les agriculteurs eux-mêmes : les vaches de la famille Bertrand produisent leur lait dans la zone de production du reblochon, et les normes leur permettant d’avoir droit à l’appartenance à la filière AOP font que la famille Bertrand peut le vendre sans problème à un prix beaucoup plus avantageux et ont empêché le groupe Lactalis d’accaparer plus de 50% de la production laitière de cette région privilégiée. On notera par ailleurs que, en parallèle avec l’évolution des techniques agricoles durant les 50 dernières années, le film permet de visualiser l’évolution des techniques cinématographiques durant la même période avec le 16 mm en noir et blanc de Michel Trillat, le VHS de Gilles Perret en 1997 et les magnifiques images filmées aujourd’hui en numérique et en format 16/9, et qui permet aussi de constater les effets du réchauffement climatique avec un troupeau qu’on enferme de plus en plus tard dans l’étable à l’arrivée de l’hiver et qu’on ressort de plus en plus tôt.

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