Biarritz 2019 : La Cordillère des songes

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La Cordillère des songes

Chili, France, 2019

Titre original : La cordillera de los sueños

Réalisateur : Patricio Guzman

Scénario : Patricio Guzman

Intervenants : Francisco Gazitua, Vicente Gajardo, Pablo Salas, Jorge Baradit

Distributeur : Pyramide

Genre : Documentaire

Durée : 1h25

Date de sortie : 30 octobre 2019

3,5/5

Patricio Guzman est considéré comme l’un des plus importants cinéastes du Chili. Pourtant, il n’y vit plus depuis plus de quarante ans, depuis que le coup d’état de Augusto Pinochet l’a contrait à l’exil en France. De cet élément biographique résulte un statut particulier, un mélange entre la subjectivité de l’enfant du pays et l’objectivité de l’émigré, qui l’observe désormais à travers le filtre de l’étranger. Car chilien, le réalisateur l’est plus par nostalgie personnelle que par le rôle qu’il joue activement dans l’actualité de sa terre d’origine. Cette double nationalité du regard lui confère en même temps une immense lucidité, une fois de plus notable dans La Cordillère des songes, son documentaire virtuose sur la chaîne de montagnes qui encercle hermétiquement le Chili. Assez loin de l’approche propre à l’explorateur et à l’aventurier insatiables que l’on peut trouver chez Werner Herzog, celle de Guzman tente ici de façon téméraire le grand écart entre l’immobilisme de la pierre et le mouvement de révolte des hommes et des femmes sur lesquels elle est censée veiller. Un projet ambitieux qui ne réussit peut-être pas tout à fait à créer un élan de symbiose fusionnelle entre ces deux ingrédients à première vue incompatibles. En revanche, la poésie contemplative avec laquelle la mise en scène gravit les hautes montagnes des Andes et l’indignation viscérale que peuvent provoquer les prises de vue issues d’archives officieuses sur la répression violente de la résistance contre la dictature militaire sont d’un ordre cinématographique suprême. Elles sont même susceptibles d’accomplir la vocation première de chaque film : rendre plus aigu, voire vierge notre regard sur le monde qui nous entoure.

© Pyramide Distribution Tous droits réservés

Synopsis : Quand il était jeune, Patricio Guzman n’avait jamais pris le temps de regarder la Cordillère des Andes, cette chaîne de montagnes qui surplombe sa ville natale de Santiago. Il était trop préoccupé par les bouleversements politiques au début des années 1970, qu’il avait alors filmés, au risque de devoir s’exiler à Paris avant que les autorités militaires ne trouvent les bobines compromettantes. De nos jours, il ne reconnaît plus ni son pays, ni sa ville. Afin de tenter de rétablir le lien affectif avec eux, il s’interroge sur la nature de la Cordillère, en interrogeant des amis artistes, peintres, sculpteurs et écrivains. Et il revient sur la période sombre de la dictature Pinochet, dont les signes publics ont été enregistrés de première main dès le début par son confrère Pablo Salas, resté au pays pendant toutes ces années.

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Le témoignage de la montagne

On a beau s’interroger de temps en temps sur le progrès esthétique du langage filmique apporté réellement par les drones et leur point de vue divin, si l’on tombe par chance sur un réalisateur qui sait se servir de ce dispositif plutôt récent, le résultat est simplement bluffant. Patricio Guzman est indubitablement de ceux-là, sa caméra survolant à la fois les sommets enneigés et les cratères d’une topographie urbaine éviscérée avec une incroyable souveraineté formelle. Avec en prime le timbre très posé de sa voix en guise de narration, au débit presque méditatif mais en tout cas suffisamment lent pour qu’on ait failli ne pas avoir besoin de sous-titres, cette partie-là du documentaire a tout d’un retour apaisant à nos sources minérales. Cependant, la narration sait pertinemment guider notre regard, afin d’éviter le piège de la publicité creuse du paradis blanc. Car elle préfère se focaliser sur les failles, les fissures dans les rochers millénaires et sur les façades des maisons abandonnées, qui racontent au moins autant l’histoire abstraite de l’usure du temps que toutes les interventions humaines réunies. A l’image de cette pierre éternelle, qui ne bouge pas et qui ne bronche pas, le film réussit magistralement à prendre la mesure métaphysique de ce compagnon escarpé. On ne le regarde même plus quand on a vécu assez longtemps à côté, comme les Parisiens qui ne faisaient plus trop attention à Notre Dame jusqu’à ce qu’elle brûle ou les Biarrots qui ne doivent plus s’attarder au bord de l’océan, alors qu’on a savouré tout à l’heure le plaisir typiquement citadin de le scruter longuement sous un ciel d’orage. C’est dans cette capacité si rare de faire renaître notre intérêt sensuel, d’une manière simultanément ludique et passionnelle, que réside la première qualité majeure du film.

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Terreur de la nature, terreur des hommes

Or, comme on l’a déjà dit plus haut, La Cordillère des songes se fait un malin plaisir de provoquer des chocs entre cette inertie majestueuse de la montagne – sauf quand un volcan entre furieusement en éruption – et le passé infiniment plus chahuté des Chiliens sous l’emprise infernale du régime Pinochet. A la réappropriation de l’horreur des manifestations d’antan, arrêtées à coups de bâton et à jets de canons à eau, par le biais de la parole des intervenants succède alors celle par l’image brute. Le rôle du confrère Pablo Salas en tant que gardien de la mémoire, grâce à ses archives artisanales, est mis en abîme avec celui de Patricio Guzman, celui qui avait fui la misère au lieu de lui faire face et qui paie, jusqu’à ce jour, le fait d’avoir abandonné son peuple par le besoin intime de rappeler sa mémoire douloureuse dans chacun de ses films. Mais là aussi, en parallèle de la dissection plastique des formes montagnardes au sens large, c’est-à-dire à l’état sauvage ou au contraire sous un jour perverti par l’influence humaine, le propos du documentaire ose aller beaucoup plus loin. Tandis que tout rapprochement entre les reportages clandestins sur l’emploi arbitraire de la force par les policiers chiliens d’une époque a priori révolue et des événements plus récents n’appartient qu’au spectateur – l’insurrection étudiante à Hong Kong ou l’hiver des Gilets jaunes plus près de chez nous, les exemples contemporains ne manquent hélas pas – , les dégâts à long terme de cette dépossession généralisée sur notre civilisation sont en fait bien plus sournois et dangereux. Toute l’intelligence du réalisateur consiste alors à inclure ces hypothèses sur la prolongation du régime de l’injustice sociale sous d’autres formes, quoique toujours animé par la même cruauté fanatique, non pas pour terminer son film en apothéose pamphlétaire, mais afin d’en souligner l’urgence et la pertinence avec un calme hautement convaincant.

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Conclusion

Le début de notre deuxième séjour au Festival de Biarritz était entièrement réussi, grâce à La Cordillère des songes, un documentaire par lequel Patricio Guzman prouve – s’il y avait encore besoin de le prouver – à quel point il compte parmi les réalisateurs incontournables du genre ! Tout y est : de la beauté renversante des images jusqu’à l’engagement militant à une époque, où plus rien ne paraît compter, en passant par une démarche profondément personnelle de la part de Guzman. Le point commun entre ces pistes de réflexion divergeantes est l’état d’esprit impérialement modeste du réalisateur, un maître de son art qui sait encore mettre ce dernier au service d’un raisonnement aussi subtil qu’universel.

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