Berlinale 2023 : El juicio

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El juicio

Argentine, Italie, France, Norvège 2023
Titre original : El juicio
Réalisateur : Ulises de la Orden
Scénario : Ulises de la Orden
Distributeur : –
Genre : Documentaire historique
Durée : 2h57
Date de sortie : –

3,5/5

A chaque nation sa manière de s’acquitter des crimes de son passé. Tandis que pour l’Allemagne de l’immédiat après-guerre, cette besogne fastidieuse, quoique nécessaire, avait été entreprise par l’occupant et que des procès ont encore lieu sporadiquement jusqu’à ce jour afin de débusquer les derniers pions désormais nonagénaires de la machine meurtrière des nazis, la France peine toujours à faire le ménage mémoriel de son Histoire coloniale. En Argentine, la dictature militaire des années 1970 n’a pas dû attendre longtemps avant que les premiers procès d’envergure n’aient été organisés à l’encontre des anciens dignitaires du régime. Le documentaire El juicio revient sur cet événement majeur de l’Histoire sud-américaine à travers le montage astucieux des prises effectuées alors par la télévision, en donnant largement la parole aux victimes, ainsi qu’à leurs proches.

En effet, le film de Ulises de la Orden est principalement un monument cinématographique en hommage aux survivants. Ce parti pris ne passe pas par la récolte abondante de témoignages longtemps après les faits, comme Claude Lanzmann avait pu le faire pour Shoah, sorti en 1985, la même année où se déroulait à Buenos Aires la procédure judiciaire contre la junte militaire. Il s’appuie exclusivement sur le matériel de l’époque, en y opérant une sélection dure, mais juste. Plutôt que d’accorder un temps important aux manœuvres des avocats de la défense d’un côté et du procureur de l’autre, la mise en scène se focalise sur le long défilé à la barre des témoins plus ou moins directs des horreurs commises pendant ces années de terreur.

Cette parole donnée avec beaucoup de générosité devient d’autant plus insoutenable à entendre qu’elle émane de têtes sans visage, à cause du dispositif d’enregistrement de l’époque, filmant depuis la partie publique de la salle d’audience. Dès lors, cette approche d’un anonymat abstrait rend le récit des atrocités d’autant plus universel et par conséquent humainement révoltant au plus haut point.

© 2023 Memoria Abierta / Polo Sur Cine / La Sarraz Pictures / Les Films d’ici / Dag Hoel Filmproduksjon Tous droits réservés

Synopsis : En avril 1985, neuf anciens responsables de la dictature militaire, ayant pris en étau le peuple argentin entre 1976 et 1983, sont traduits en justice. Ils sont accusés d’enlèvement, de torture et d’assassinat. Le procureur Julio Strassera s’appuie sur plus de sept-cents cas individuels pour prouver la culpabilité de ces hauts fonctionnaires de l’armée et de la marine. Des dizaines et des dizaines de témoins des faits, survivants et proches des hommes et des femmes disparus sans laisser de trace, apportent leur témoignage. 530 heures d’enregistrement vidéo existent de ce procès hors normes.

© 2023 Memoria Abierta / Polo Sur Cine / La Sarraz Pictures / Les Films d’ici / Dag Hoel Filmproduksjon Tous droits réservés

Des crimes sans visage

Rien que ces derniers mois, près de quarante ans après les faits, deux manières de les représenter se partagent les écrans du monde entier. D’un côté, le réalisateur Santiago Mitre en a fait un thriller palpitant, Argentina 1985, nommé à l’Oscar du Meilleur Film International et disponible sur l’une des principales plateformes de vidéo en ligne. De l’autre, il y a cette descente longue et éprouvante dans la réalité du procès, qui vient d’être présentée au Festival de Berlin sous la bannière du Forum. Près de trois heures de métrage, de surcroît dans une sélection à la réputation formellement exigeante, voire inaccessible : nous doutions quand même du bien-fondé de l’inclusion de ce documentaire fleuve dans les dernières cases de notre programme personnel du festival.

Contre toute attente, il s’agit finalement de notre coup de cœur principal de cette 73ème Berlinale, tant El juicio agit comme un coup de poing salutaire, contre l’oubli du passé, mais surtout contre l’ignorance si commode du présent !

S’il y a bien une chose qui est contée par ce film essentiel, en une douzaine de chapitres et sans effets de mise en scène majeurs, c’est la bestialité de la nature humaine, rendue en l’occurrence institutionnelle par la dictature argentine. L’horreur à l’état brut de la torture et des personnes définitivement disparues y est évoquée sans ménagement, ni des spectateurs, ni des participants à l’époque présents dans la salle. Mais alors que ces derniers se plaignent du rythme infernal du procès, ne respectant aucune heure raisonnable ne serait-ce que pour aller dormir, nous sommes parfaitement acquis à cet exercice d’une violence indispensable.

Puisque les images y ont tendance à se répéter, avec ces accusés affreusement blasés, leurs défenseurs fort roublards et des juges et procureurs intransigeants dans leur indignation, le son revêt une importance croissante. C’est par lui que sont véhiculés les témoignages des exactions, autant que par le motif visuel répétitif et oh si parlant des témoins vus de dos, aux corps et aux voix tremblants de colère et de douleur.

© 2023 Memoria Abierta / Polo Sur Cine / La Sarraz Pictures / Les Films d’ici / Dag Hoel Filmproduksjon Tous droits réservés

Plus jamais ça ?

D’ores et déjà très précieux comme document sobre sur l’un des rares moments dans l’Histoire humaine où les bourreaux ont dû rendre des comptes, El juicio se prête également à une mise en abîme encore plus affectante avec l’actualité de ces sinistres années 2020. Certes, le réalisateur n’établit jamais un quelconque parallèle explicite. Mais pour qui suit de loin ou de près les infos, les méthodes criminelles empruntées jadis par la junte militaire contre son propre peuple ressemblent à s’y méprendre à ce qui se passe en Iran et dans une moindre mesure en Afghanistan en ce moment-même.

Pendant que nous écrivons ces quelques lignes somme toute sans grande importance, exprimant tant que possible l’effet profond que ce documentaire d’exception a eu sur nous, des jeunes femmes et des jeunes hommes dans ces deux pays – et sans doute aussi ailleurs – subissent héroïquement le même genre d’épreuves inhumaines que leurs prédécesseurs dans la lutte contre un régime injuste.

Être exposé sur une durée conséquente à cette litanie de mauvais traitements, cela nous permet autant de faire travailler notre imagination lugubre que d’extrapoler ce que nous avons eu la chance de voir sur grand écran. Le fait de prêter attention au sort de ces rescapés sortis guère indemnes des années sombres de l’Histoire argentine ne relève point du voyeurisme misérabiliste. Car ils ont désormais une preuve filmique de leur calvaire, aussi confidentielle soit-elle.

Et même si le documentaire doit brosser brièvement un aperçu de la quête de vérité et de justice à longue haleine qui aura hanté ces personnes courageuses jusqu’à la fin de leur vie, cette approche directe tient plus honnêtement compte de l’indicible qu’une fiction, soit-elle élaborée selon les règles de l’art du divertissement engagé. Ainsi, entre la course contre la montre du procureur incarné par Ricardo Darin dans le film précité et le temps de la réflexion et de la prise de conscience nécessaires face à ces faits intolérables, nous préférions clairement la facture sans fioriture de El juicio.

© 2023 Memoria Abierta / Polo Sur Cine / La Sarraz Pictures / Les Films d’ici / Dag Hoel Filmproduksjon Tous droits réservés

Conclusion

Est-ce que nous allons un jour revoir ce documentaire à la durée conséquente et au sujet à première vue guère porteur pour un public européen ? Rien n’est moins sûr. Pourtant, ce que Ulises de la Orden nous rappelle par le biais de son montage judicieux de plus de trois semaines entières de documents, nous le garderons longtemps à l’esprit après être repartis du Festival de Berlin : que l’homme est capable du pire comme du meilleur et qu’aucune injustice majeure commise par un état moralement corrompu jusqu’à l’os ne doit rester sans sa juste peine ! Reste une question aussi douloureuse que chacune de nos pensées pour le peuple iranien gravement malmené par ses dirigeants : verra-t-on tôt ou tard une œuvre aussi saisissante que celle-ci sur un procès comparable à Téhéran ?

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