Critique : Corps étranger

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Corps étranger

Tunisie, France, 2016
Titre original : –
Réalisatrice : Raja Amari
Scénario : Raja Amari et Jacques Fieschi
Acteurs : Hiam Abbass, Sarra Hannachi, Salim Kechiouche, Marc Brunet
Distribution : Paname Distribution
Durée : 1h37
Genre : Drame
Date de sortie : 21 février 2018

Note : 3/5

Les premiers plans du nouveau film de Raja Amari pourraient faire croire qu’il s’agisse d’une énième histoire de réfugiés, en digne exploration opportuniste d’un sujet à la mode. Or, autant Corps étranger intègre astucieusement les sensations de la perte d’attaches et de la dérobade du socle existentiel, propres aux destins des personnes qui ont dû précipitamment abandonner leur foyer et fuir leur pays, autant c’est une thématique encore davantage d’actualité qui apparaît comme le point fort du film. Alors que la succession nauséabonde de révélations sur les abus sexuels dans l’ensemble des domaines sociaux n’est pas prête à s’interrompre – à tel point que les polémiques plus ou moins vaines risquent parfois de prendre le dessus sur l’indignation initiale et le changement profond et durable des mentalités et des mœurs qui se fait toujours attendre –, le troisième film de la réalisatrice de Satin rouge est une fois de plus un manifeste poignant en faveur de la cause féministe. Un militantisme discret mais vigoureux sous-tend en effet le récit d’une jeune femme partie de chez elle, une Tunisie sous le joug d’un fanatisme djihadiste difficilement contenu par les autorités, afin de tenter librement sa chance en France. Bien entendu, cette odyssée vers une terre promise, peuplée de vestiges de l’ancien monde qui veulent à nouveau soumettre le personnage principal à son rôle de femme docile, n’est point dénuée d’embûches. Mais plutôt que d’opter pour un misérabilisme social qui a d’ores et déjà plombé bon nombre d’œuvres semblables ces dernières années, le ton du film cultive un mélange pas sans charme entre la confiance grandissante de la gente féminine d’un côté et un érotisme énigmatique de l’autre.

Synopsis : La jeune Tunisienne Samia a traversé la Méditerranée au risque de sa vie, afin de recommencer à zéro en France. A Lyon, elle reprend contact avec Imed, un ancien ami de son frère, qui travaille dans un café fréquenté par la communauté maghrébine. Après avoir profité brièvement de son hospitalité, Samia trouve par hasard un travail comme assistante ménagère chez Laila, depuis peu veuve et empressée de se débarrasser des affaires de son mari défunt. Cette femme fortunée accueille avec une certaine réticence la réfugiée sans papiers chez elle, même si la précarité de cette dernière lui rappelle forcément son arrivée dans son pays d’accueil, ainsi que ses galères avant de devenir l’épouse d’un Français aussi riche qu’attentionné.

La tête sous l’eau

Une chaussure qui plonge dans l’eau limpide de la mer, suivie par des corps complètement vêtus, puis par des photos et d’autres objets personnels : le début de Corps étranger réussit d’emblée à nous saisir, pas uniquement à cause de la beauté presque contradictoire de ces plans qui véhiculent pourtant toute la misère de notre époque, mais peut-être justement parce qu’ils ouvrent très tôt le champ de la double lecture des images, qui finira par culminer dans une ambiguïté suprême. Samia a beau s’en sortir à peine de ce naufrage représenté avec une précision succincte, cette entrée en la matière installe sans tarder un climat de jouissance dans l’horreur, de prise de plaisir dans les circonstances les plus incongrues. Cette duplicité des sentiments choquants se poursuivra tout au long de l’intrigue, pendant que les différentes facettes du quotidien de ces fantômes, hantés par la peur et le devoir de rester invisibles dans un environnement hostile, sont passées en revue ou plutôt interrogées sans fausse pudeur, ni fatalisme. Sauf que le personnage principal fait preuve d’une détermination lui permettant de surmonter les épreuves que le scénario lui réserve. Samia esquive ainsi avec adresse l’écueil de la révolte hystérique qui mène d’habitude à la déchéance sociale, psychologique et sexuelle, tout comme celui de la tentation d’une intégration forcenée, qui la rendrait en fin de compte méconnaissable.

Un deuil peu orthodoxe

Une bourgeoise très comme il faut et donc en apparence française, c’est ce qu’est devenue Laila, à force de remplir pendant des années et avec dévouement son emploi d’épouse modèle. A la limite, la rupture était pour elle encore plus brutale que pour sa nouvelle employée, engagée pas vraiment de gaieté de cœur, mais par un sursaut encore diffus de nostalgie, voire d’attirance. Le lien qui se tissera au fur et à mesure entre ces deux femmes que tout oppose à première vue est l’aspect qui fait réellement vibrer la narration de Raja Amari. Car là aussi, elle s’abstient de tomber dans le piège des rapports de force poisseux et bêtement calculateurs, préférant créer entre ces deux personnages singuliers une tension à variables inconstantes, dont la bonté ou au contraire le cynisme dépendent d’un cahier de charges, qui sait préserver son caractère passablement mystérieux. Pendant que les interprétations tout en finesse de Hiam Abbass et de Sarra Hannachi mènent souverainement la danse, on est tout de même en droit de se poser des questions sur le sort réservé aux hommes dans cet univers décidément adepte de la force d’abord sourde, puis affirmée des femmes. A ce niveau-là, le jeu du trouble-fête ténébreux Salim Kechiouche participe à sa façon au propos volontairement en demi-teintes du film. Basculant de galère en galère, en souffre-douleur exemplaire d’un système basé sur l’exploitation sous toutes ses formes, il devra payer le prix fort pour n’adhérer au fond à aucun style de vie extrême, ni à celui des fanatiques religieux, ni au jeu doucement érotique qui provoquera le point de rupture inévitable pour ce ménage à trois, né sous de mauvais auspices.

Conclusion

La Tunisie souffre de nombreux maux en ce moment. Un manque de voix engagées dans le champ cinématographique ne fait cependant pas forcément partie des domaines laissés en friche dans ce pays, qui est encore loin d’avoir accompli sa transition démocratique. Comme preuve, voici le troisième film de Raja Amari, une réalisatrice qui poursuit sans broncher son parcours aux espaces importants de huit ans entre chaque film. Même si la gestion du temps dramatique n’est guère le point fort de Corps étranger, il en émane une formidable assurance au bord de la sérénité, grâce à un double portrait de femmes qui célèbre pour une fois la différence entre les genres, au lieu de l’exacerber jusqu’à la névrose stérile.

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