Vu sur OCS : Bob et Carol et Ted et Alice

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© 1969 Frankovich Productions / Columbia Pictures / Sony Pictures Releasing France Tous droits réservés

Peu de films peuvent prétendre refléter la révolution des mœurs dans le monde occidental à la fin des années 1960 avec la même légitimité que Bob et Carol et Ted et Alice. On ne parle pas ici du mouvement des jeunes, hippies et pacifistes aux cheveux longs. Ceux-là avaient fait alors ce que chaque nouvelle génération s’évertue à faire, c’est-à-dire à réinventer le monde à son image, avant de se conformer plus ou moins lâchement au statu quo établi par leurs aînés. Non, le premier film de Paul Mazursky ose vider de sa substance une partie infiniment plus importante de l’édifice social, aux États-Unis et ailleurs.

La forteresse sacrée du mariage, dans sa définition la plus puritaine, y est appelée à céder sous l’assaut du fléau si délicieux des rapports sexuels débridés. Sans méchanceté, ni vulgarité. Juste en faisant intelligemment la part entre l’amour et le sexe, avec un degré de lucidité jouissive qu’on croise hélas si rarement dans le cinéma américain. La dernière fois – et ça date déjà – , ce fut en 2006 dans le jubilatoire manifeste libertin Shortbus de John Cameron Mitchell.

Les deux couples au cœur du récit, Bob et Carol d’un côté, Ted et Alice de l’autre, peuvent être interprétés comme les prédécesseurs de cet indécrottable phénomène social que sont les bobos. Ils mènent une existence aisée, ont respectivement un enfant et évoluent dans le même milieu préservé. Rien de sérieux ne vient ainsi perturber leur vie si confortable, au carrefour entre une mondanité mesurée et la sécurité matérielle d’une classe moyenne insouciante.

Jusqu’au jour où Bob et Carol assistent à un marathon d’introspection sur leur vie conjugale et sur eux-mêmes. Le cadre ne pourrait pas être plus caricatural avec ce complexe coupé du monde, présenté avant même le générique sur fond sonore d’un chant religieux détourné par Quincy Jones. Tout y est préparé pour la révélation spirituelle tonitruante, pour l’expérience mystique qui vous ouvrira enfin les yeux sur ce qui compte réellement dans la vie. Sauf que la récompense que ces deux participants opportunistes en tirent va en fait beaucoup plus loin. Pour eux, le met de la vérité affective, exprimée sans haine, ni violence physique, a été si doux à déguster, qu’ils cherchent dès lors à y convertir leurs proches.

© 1969 Frankovich Productions / Columbia Pictures / Sony Pictures Releasing France Tous droits réservés

Ce qui aurait pu ressembler à une mise en garde contre un dangereux lavage de cerveau, à une dénonciation de la philosophie douteuse d’une secte marginale, devient, grâce à la mise en scène adroite de Paul Mazursky, une étude passionnante sur la nature fragile de l’érotisme à l’américaine. La vérité, rien que la vérité, comme ils disent au tribunal ? En veux-tu en voilà, sans retenue, ni fausse pudeur. Bien au contraire, avec un point de vue hautement réaliste à l’égard de la sexualité au sein du couple, en tout cas comparé au mensonge pérenne du romantisme à l’eau de rose avec lequel le cinéma grand public cherche à contourner frileusement ce sujet aussi chaud que tabou.

Les deux atouts majeurs du film, disponible jusqu’à demain soir seulement sur le replay d’OCS, sont l’interprétation magistrale d’un ensemble d’acteurs jamais plus inspirés qu’ici, ainsi que l’étonnante capacité de la part de la narration d’agencer chaque séquence, sans la moindre exception, dans un ordre de marche pertinent jusqu’au coup final à l’ambiguïté enthousiasmante. Natalie Wood et Robert Culp en amoureux galvanisés par les bénéfices aphrodisiaques d’une franchise absolue et Dyan Cannon et Elliott Gould en couple ami qui bataille moins sereinement pour atteindre ce niveau d’accomplissement dans la confiance : tous les quatre se complètent à la perfection, afin de rendre crédibles les fines nuances du lâcher prise.

L’abandon des certitudes morales se fait progressivement au cours d’un récit, qui ne force à aucun moment le trait. Ni lors des confessions impulsives de Carol, qui croit inspirer ses proches, au lieu de choquer des mentalités pas encore prêtes à tolérer tant de candeur. Ni au moment des confidences sur l’oreiller entre Ted et Alice, quand le décalage irréconciliable entre leurs horloges libidineuses devient la source d’une scène de ménage à la justesse de ton frappante. Et encore moins lors de la séance d’Alice chez le psy, mieux en calcul commercial des heures de consultation qu’en écoute active des troubles de plus en plus prononcés de cette femme au foyer, qui ne sait plus où elle en est avec ses sentiments et ses fantasmes.

Généralement, les mœurs, surtout en termes sexuels, évoluent si vite, que les films qui tentent d’en donner un aperçu à l’instant T subissent aussi rapidement un terrible coup de vieux. Bob et Carol et Ted et Alice est la (très) heureuse exception à la règle. Plus d’un demi-siècle après leur sortie, les premiers pas de Paul Mazursky derrière la caméra savent toujours autant séduire par le naturel avec lequel ils abordent une thématique, si sauvagement charcutée ailleurs par le scalpel d’une bienséance coincée dans le puritanisme d’un autre âge.

© 1969 Frankovich Productions / Columbia Pictures / Sony Pictures Releasing France Tous droits réservés

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