Une Seconde Femme

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Une Seconde Femme Nihal Koldas, Begüm Akkaya, Vedat Erincin

Une Seconde Femme Nihal Koldas, Begüm Akkaya, Vedat ErincinUne Seconde Femme

Autriche : 2012
Titre original : Kuma
Réalisateur : Umut Dağ
Scénario : Umut Dağ et Petra Ladinigg
Acteurs : Nihal Koldas, Begüm Akkaya, Vedat Erincin, Murathan Muslu
Distribution : KMBO
Durée : 1h 33min
Genre : Drame
Date de sortie : 6 juin 2012

Globale : [rating:4][five-star-rating]

Après un moyen métrage (« Papa ») sorti en 2011 (inédit en France), Umut Dağ, qui a étudié à la Filmakademie de Vienne l’écriture scénaristique et la réalisation (avec notamment Michael Haneke), signe ici un premier « long », dont la trame revient sur les relations familiales (scénario coécrit par le cinéaste avec son ancienne condisciple Petra Ladinigg). Ce « Kuma », le titre original, signifie en turc « concubine », qui aurait été sans doute préférable au « Une Seconde Femme » choisi pour la distribution hexagonale. On y reviendra…

Synopsis :

Tout débute par la célébration d’un mariage traditionnel dans un village turc reculé entre Ayse, 19 ans, et Hasan, son aîné de quelques années. Dès la noce achevée le jeune couple, encadré par les parents et deux des sœurs d’Hasan, gagne l’Autriche où est établie la famille Yilmaz. Le lendemain de la nuit de noces Mehmet, le plus jeune fils (10 ans), s’étonne ingénument d’avoir vu le jeune marié dormir sur un matelas dans la chambre qu’il partage avec les deux filles encore à la maison. L’arrivée d’Ayse a en effet nécessité une redistribution des lieux de couchage dans le petit appartement : Fatma dort dans l’ancienne chambre d’Hasan (lequel est donc contraint de partager le « dortoir » des petits), car la couche nuptiale (puis « conjugale »), c’est le canapé-lit du salon où, nuit après nuit, la fausse épouse d’Hasan subit les assauts enthousiastes de… Mustafa, son beau-père officiel et mari officieux (qui a plus ou moins l’âge d’être son grand-père !). Ce qui devait arriver arrive, et même très vite : Ayse est enceinte des œuvres de Mustafa et Hasan s’apprête donc à être père par procuration… d’un nouveau petit frère. Cependant le malheur n’arrive pas là où on l’attendait : ce n’est pas Fatma (pourtant très malade) qui disparaît, mais Mustafa, qui ne connaîtra donc pas son dernier rejeton (une fille, d’ailleurs). Que va décider la vraie veuve à propos de la « veuve » bis ?  En la gardant auprès d’elle (c’est quand même sa bru sur le papier, et une gentille fille), elle n’imagine pas les graves complications à venir.

Enfermement à tous les étages

Les Yilmaz (nom indiqué sur la porte de leur appartement) ont beau s’être établis en Autriche (Vienne ?) depuis très longtemps – on supposera légitimement que leurs six enfants, ou au moins les plus jeunes, y sont nés, et quand ils retournent en Turquie au début du film c’est seulement pour aller y chercher l’épouse que Fatma (l’impressionnante Nihal Koldas) a choisie (sur photo ?) pour son propre mari – ils ne frayent pas (sauf les enfants à l’école) avec les « indigènes » (les « mécréants » pour Fatma), ils vivent en vase clos dans leur quartier turc aux allures de ghetto, où les commerces sont turcs, où l’on parle turc et où on ne fréquente que des Turcs, parents, amis ou relations. Quand Ayse (la délicate et bouleversante Begüm Akkaya) arrive à son tour dans cette communauté cultivant strictement le « entre soi », elle subit pour sa part un isolement plus grand encore par rapport aux « natifs » dont elle ne parle, ni même ne comprend la langue (elle acquiert peu à peu des rudiments d’allemand, par exemple en déchiffrant un livre pour enfants appartenant à Mehmet, et surtout quand elle travaille dans une épicerie voisine où s’égarent des non-Turcs, activité tolérée par Fatma quand la mort de Mustafa la laisse dans la gêne). Le poids des traditions, au respect desquelles la matriarche est très attachée, ne favorise évidemment pas le dialogue, et Ayse est loin d’être la seule victime des non-dits familiaux : ainsi, Hasan (Murathan Muslu) avoue un soir de désespoir absolu à sa fausse épouse qu’il a accepté ce simulacre de mariage d’autant plus facilement au départ qu’il est homosexuel (il ne cherchera donc jamais à se marier « pour de vrai », et il aura l’avantage inespéré d’être père, même putatif). Fatma s’en doute certainement, mais n’évoquera jamais le sujet, l’ayant pour elle éludé au mieux en faisant « coup double » (donner à un mari toujours porté sur la chose une partenaire contrôlable à merci, puisque docilement  occupée à domicile comme garde-malade, garde d’enfants, et à diverses tâches ménagères, et dans le même temps donner à son fils l’épouse qu’il se doit d’avoir à son âge). Vivant en autarcie et quasi-cloîtrée (la majorité des séquences est à l’intérieur de l’appartement, ou d’autres lieux fermés : hôpital, épicerie..), la jeune femme est en voie de totale aliénation, avec comme seuls rayons de soleil sa petite fille (sur l’éducation de laquelle on imagine pourtant que Fatma voudra avoir la haute main), et le gentil Mehmet – ses « belles-sœurs » étant plutôt hostiles à son endroit. « Veuve » à 20 ans, ne pouvant envisager de convoler enfin avec son mari officiel qui est « gay », elle se laisse tenter par une aventure avec Osman, un collègue de l’épicerie – comment imaginer qu’elle soit en accord avec le plan de vie imaginé par Fatma : plus de vie personnelle et affective à un âge aussi tendre, pleurer avec elle Mustafa (Vedat Erincin) et s’occuper de la maison et des enfants, point final ? « Ouverture »  sur le monde ratée quand un concours de circonstances fait découvrir la pauvre liaison d’Ayse à Fatma, qui ivre de haine est à deux doigts de battre à mort la malheureuse. Fatma est prisonnière des conduites ancestrales qui lui servent de morale protectrice autant qu’étouffante, et ces habitudes sont en fait des préjugés à valeur de carcan pour elle autant que pour son entourage. Après le scandale et le châtiment s’est posée à nouveau la question : que faire d’Ayse ? Le fils aîné qui habite en Allemagne consulté à distance, la plus âgée des filles (mal mariée à un homme qui la bat régulièrement) et bien sûr Fatma (après avoir appelé de ses vœux une réparation dans le sang) ont décidé de la renvoyer en Turquie avec sa bâtarde. Seule une des filles mineures la défend (la « rebelle » de la famille et préférée du père disparu, gagnée soudain à sa cause), quand Hasan ose enfin s’opposer à sa mère et indique qu’Ayse fait partie sans discussion possible de la famille et y restera avec sa fille. Fatma se claquemure aussitôt dans la chambre d’Hasan où elle est retournée (les deux « veuves » partageaient le canapé-lit depuis la mort de Mustafa). La caméra fait alors le tour de l’appartement vide (on entend en « off » les enfants et Ayse qui babillent), puis revient sur la porte de la pièce que la jeune femme vient de quitter après avoir apporté à la recluse un plateau-repas, en lui confiant ( un doux sourire sur son visage encore tuméfié par la rage de la vieille dame) un rêve où il est question d’un couloir sombre et d’une porte où l’on tambourine en vain. Le film s’achève en mode ouvert sur l’ombre de Fatma derrière la porte en verre dépoli : jolie métaphore d’un futur possible où les préventions s’évanouiront, les portes s’ouvriront et où l’on se parlera – enfin.

L’autre visage de la communauté turque : du rose au noir

Une coïncidence de sorties fait que l’on peut voir en ce moment deux films « turcs », l’un allemand (« Almanya ») et l’autre autrichien  (« Une Seconde Femme »), écrits (ou coécrits) et réalisés par des « deuxièmes générations » de l’immigration turque en Europe. Les deux parlent d’une famille « Yilmaz » (nom sans doute répandu en Turquie), les deux mères se prénomment « Fatma » et c’est le même acteur (Vedat Erincin) qui joue à chaque fois le père (Umut Dağ  en avait par ailleurs déjà fait son « Papa » en 2011) ! Mais là s’arrête la ressemblance entre les deux univers proposés : là où Yasemin Şamdereli mettait en scène une « saga » positive et sucrée, Umut Dağ réalise un drame anxiogène (avec une petite fenêtre d’espoir quand même en conclusion – voir plus haut). Les Turcs d’ « Almanya » sont paisibles et intégrés, là où leurs cousins d’Autriche sont tourmentés et communautaristes, et s’il est question dans le premier de racines et d’identité, c’est parce que ce type de questionnement est normal quand on n’a pas les deux pieds dans la même culture – ici, le pays d’accueil n’a de légitimité qu’économique, on continue de vivre selon les (redoutables) traditions du pays d’origine. Si « Almanya » a un côté un peu niais par moments (genre « Bienvenue  chez les Bisounours »), « Une Seconde Femme » n’a rien pour susciter des réserves de cet ordre, bien au contraire ! Simple fiction, ou réalité soutenant la dramaturgie ? Outre des qualités de mise en scène (d’une sobriété magistrale, évitant le pathos tout en laissant affleurer en permanence une émotion authentique) et d’interprétation (d’incarnation en fait), « Une Seconde Femme » a encore le mérite de traiter de problèmes majeurs tenant à la condition de la femme turque.

 

Beaucoup de mariages sont arrangés (par exemple c’est la mère qui choisit l’épouse de son fils), voire forcés, avec certains risques de consanguinité (12 % environ des époux turcs sont cousins germains), mais le plus grave est ailleurs – dans les « pluri-unions ». En effet, si officiellement la polygamie (en fait la polygynie en l’espèce) est interdite en Turquie depuis 1926, elle est, au titre des « traditions », largement tolérée dans ce pays (au point que le Premier ministre Erdoğana même nommé récemment conseiller un homme ayant trois femmes !), alors que bien évidemment elle est totalement prohibée en Occident – et la scène est en Autriche, dans la communauté turco-kurde, où une seconde « épouse » ne pourrait en avoir le statut légal. Fatma Yilmaz procure donc à Mustafa, son mari encore vert, cette nouvelle « femme » grâce à un stratagème (épousailles fantoches avec Hasan). Elle a préféré cette solution à une simple union religieuse pour Mustafa, car le rapatriement d’Ayse en Autriche aurait été impossible au titre du regroupement familial (elle n’est pas de la parenté proche des Yilmaz, voire une totale étrangère). Il y aurait en Turquie au moins 200.000 femmes partageant leur époux avec une «seconde femme » (dont certaines  « femmes » 3, ou même 4). Ce sont souvent des très jeunes (18 ans ou moins) ressortissantes d’autres pays, comme le Maroc, pouvant entrer sans visa, attirées par le prestige des acteurs turcs des séries télé largement répandues dans les pays arabes. Sans statut légal, elles sont à la merci de toutes les violences. On espère que les « Ayse», « épouse/concubine », sont l’exception sur le territoire européen ! Fatma a un bon fond, et si elle a construit un scénario à la mesure des ses desiderata (avoir quelqu’un de soumis pour s’occuper de la maison et des enfants, assouvir les besoins sexuels de son mari à sa place, tout en dédouanant Hasan vis-à-vis de la communauté), elle n’a au début que les meilleures intentions à l’égard d’Ayse. Ce n’est qu’en constatant que la jeune femme s’est affranchie de sa tutelle de la pire des façons (en ne respectant pas la mémoire de son seul « mari », Mustafa, et en se livrant à la « débauche ») qu’elle la corrige de la pire des façons, dans le respect d’une autre « tradition » turque.

En filigrane se pose en effet la question de la permanence des « crimes d’honneur » (ici Fatma, aveuglée par sa colère, réclame, heureusement arrêtée aussitôt par Hasan, ce genre de « solution » ignoble à l’encontre d’Ayse et d’Osman). Ces crimes (qui n’ont rien de « passionnel », car toujours prémédités et organisés) ont pour objectif de laver un affront ayant porté atteinte à l’ «honneur » familial. Commis dans le cadre privé, de nombreux pays couvrent cette « tradition », et leurs auteurs sont rarement poursuivis. Ces crimes d’honneur sont toujours perpétrés par les hommes à l’encontre des femmes « fautives » (et de leurs «complices » masculins), vont jusqu’au meurtre pur et simple, et il faut savoir qu’une femme violée sera « punie » de ce fait, puisqu’elle est irrémédiablement « tachée » ! Statistiques très sous-estimées sans doute, on fait état entre 2003 et 2009 de 250 femmes mortes des suites de crimes d’honneur sur le sol turc (pour au moins 1.000 faits de ce type au total), en dépit d’un renforcement des sanctions dans le code pénal local (suppression de la circonstance atténuante de « provocation » – celle d’être femme et victime ! – qui permettait aux juges toutes les indulgences en direction des criminels d’honneur). Une nouvelle parade apparaît d’ailleurs : les suicides obligés (par exemple 22 jeunes filles se sont donné la mort en moins d’un mois à Batman en 2009, dans le Kurdistan turc). Et chaque année, au moins 25 « crimes d’honneur » ensanglantent les trottoirs allemands. L’ « honneur à la turque » s’exporte sans difficultés et se perpétue dans les communautés fermées installées en Occident (y compris en France, et cette conception originale de l’ «honneur » et des moyens de le laver ne concerne évidemment pas que les Turcs, mais aussi les Pakistanais, les Iraniens…). « L’Etrangère » en 2009 (film allemand réalisé par l’Autrichienne Feo Aladaq) abordait principalement ce sujet tragique, simplement esquissé ici (et Fatma, empêtrée dans ses traditions, est de nature à évoluer comme le suggère la fin du film).

Résumé

Les traditions : belle chose en général, qui entretiennent la mémoire et l’identité des peuples. Mais que de crimes (ou en tout cas de souffrances) on peut générer en leur nom ! « Une Seconde Femme » et ses femmes magnifiques et douloureuses est une nouvelle occasion de le vérifier.

[youtube]http://www.youtube.com/watch?v=4DBpoGnkhmU[/youtube]


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