Critique : Le Secret magnifique

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Le Secret magnifique

Etats-Unis, 1954
Titre original : Magnificent Obsession
Réalisateur : Douglas Sirk
Scénario : Robert Blees et Wells Root, d’après le roman de Lloyd C. Douglas
Acteurs : Jane Wyman, Rock Hudson, Agnes Moorehead, Otto Kruger
Distribution : Ciné Sorbonne
Durée : 1h48
Genre : Mélodrame
Date de sortie : 3 août 2016 (Reprise)

Note : 4/5

Est-ce qu’on peut encore, de nos jours hyper-ironiques, prendre un film comme Le Secret magnifique au sérieux ? Le maître du mélodrame édulcoré Douglas Sirk n’y lésine en effet pas sur les moyens pour faire passer un message édifiant sur l’altruisme poussé à son extrême. A y regarder de plus près, ce film, qui allait donner le ton de la période faste de la filmographie du réalisateur pendant les années 1950, n’est pas du tout aussi sirupeux qu’il ne paraît. Il y est certes question d’un idéal romantique quelque peu démodé, où l’amour est in extremis plus fort que la maladie et la haine. Mais derrière cette façade de dévouement messianique, un agencement dramatique bien plus complexe, voire pervers, met au contraire en question les motivations des personnages subtilement stéréotypés. Il s’agit donc à la fois d’un pur produit de l’évasion prêchée par Hollywood à cette époque-là, où les mœurs américaines étaient comme figées, et d’une œuvre hors du temps, capable de conjuguer son propos à première vue bêtement volontariste par le biais d’un état d’esprit sensiblement plus nuancé. C’est un chef-d’œuvre du mélodrame classique, qui porte déjà en lui les germes d’une profonde mise en question de cette version aseptisée de la vie. Cette dernière fut sublimée plus tard par exemple dans certains films de Rainer Werner Fassbinder, un admirateur absolu de Douglas Sirk, et au contraire banalisée jusqu’à l’insignifiance par les séries, qui pullulent depuis des décennies dans les grilles des programmes d’après-midi et de début de soirée des chaînes de télévision les moins ambitieuses.

Synopsis : Le millionnaire Bob Merrick ne pense qu’à vivre sa vie à toute vitesse, brassant son argent sans considération particulière pour son prochain. Après un accident de bateau, il n’est sauvé que grâce au réanimateur emprunté au docteur Phillips. Or, cet éminent médecin, admiré par tous et marié depuis à peine six mois à sa deuxième femme Helen, meurt pratiquement en même temps d’une crise, faute de pouvoir être secouru par l’appareil vital. Quand il apprend la triste nouvelle, Merrick cherche par tous les moyens à se faire pardonner par la veuve, quitte à imiter de façon intéressée la philosophie de vie généreuse pratiquée discrètement par le regretté docteur.

Danser les yeux fermés

A priori, il n’y a pas grand-chose à tirer de l’intrigue de ce roman de gare, constamment empressé de souligner les coups durs du destin et autres bifurcations tragiques qui rythment sa trame. Or, tout l’art de Douglas Sirk consiste à sublimer cette matière première hautement triviale, afin de mieux en explorer les failles de manière constructive. Son style d’une élégance hors pair, surtout dans le cadre d’une production comme Universal en sortait à la chaîne lors de cet ultime sursaut du système des studios au début des années ’50, invite ainsi à une relecture éclairée du genre. Tandis que l’adhésion à ses codes habituels n’y fait pas de doute, la mise en scène s’emploie à leur savoureuse mise en abîme, cultivant l’excès qui favorise curieusement le piment au détriment d’une guimauve indigeste. Au cœur de cette habile réinterprétation d’une histoire, imaginée une première fois vingt ans plus tôt par John M. Stahl, se situe bien sûr la relation tempétueuse entre l’épouse parfaite, interprétée avec un tel tempérament ensoleillé par Jane Wyman que son emploi de veuve inconsolable serait presque éclipsé par lui, et l’hédoniste ténébreux, à qui Rock Hudson confère un côté d’éternel frustré qui a tendance à contredire malicieusement la visée franchement optimiste du récit. Et si tout l’enjeu du Secret magnifique était là, dans ce décalage persistant entre d’un côté celle, qui est au fond guère plus que la caricature de la femme-trophée, à conquérir par un homme qui la pousse dans la détresse pour mieux s’en emparer, et de l’autre ce gigolo justement, certes atypique par le fait que c’est lui qui règle la note salée, mais néanmoins juste assez obsédé par cette créature qu’il désire avant de la connaître pour laisser planer un sérieux doute sur la sincérité de son adhésion à la pseudo-religion de son concurrent d’emblée écarté ?

L’énervement, c’est pour demain

La noirceur de notre interprétation n’est ni explicitement encouragée, ni fermement démentie par une narration qui sait pertinemment jouer en parallèle sur les deux tableaux du premier degré romantique et une vision clairement moins naïve des choses. Pour une fois, Douglas Sirk n’y force pas artificiellement le trait, mais laisse au contraire la dynamique de cette relation mal assortie opérer, afin qu’en résulte à intervalles irréguliers une sensation presque bancale dans son mouvement entre le rejet catégorique et les retrouvailles passionnelles. Car la narration n’est à aucun moment dupe de la supercherie de cette histoire, trop belle pour être vraie, quoique prête à accueillir en son sein sa propre anti-thèse précisément à cause de son exagération sentimentale. Les agents de ce démontage systématique ne manquent point, puisque les seconds rôles servent essentiellement à cela : avertir des sorties de route imminentes de Helen et de Bob, changer d’allégeance au nom d’un humanisme de pacotille et en fin de compte célébrer une symbiose intime qui sera à jamais minée par ce rappel opportun à l’abnégation, trop exclusive pour ne pas exiger tôt ou tard le sacrifice suprême. C’est sans doute aussi en raison de cette contradiction inhérente, finement ciselée à l’arrière-plan, que la caméra accompagne parfois les personnages dans un mouvement de fuite, qui a tout d’une déambulation anodine à la fin de séquences dont le but dramatique est atteint depuis longtemps. Ces moments de répit peuvent paraître quelque peu superflus depuis le point de vue d’un spectateur d’aujourd’hui, rompu à l’enchaînement sans relâche de l’action. Ils témoignent cependant de l’élégance, formelle et peut-être même poétique, que le réalisateur a su accorder dans le cas présent à un contenu, aussi convenu en apparence soit-il.

Conclusion

Les coups de maître de Douglas Sirk ne manquent pas pendant une assez brève période d’à peine plus de cinq ans au milieu des années ’50 ! Le Secret magnifique avait en quelque sorte ouvert le bal des mélodrames proches de la perfection. Le couple Jane Wyman / Rock Hudson y fonctionne d’ores et déjà à merveille, avant le plus magistral encore Tout ce que le ciel permet sorti en 1955. Contrairement à ce conte-là d’un amour impossible à forte connotation sociale, cette romance-ci évolue dans un vase clos, où la magie du cinéma peut disséquer en toute impunité – mais avec une méchanceté mesurée – un double mythe de la civilisation occidentale : celui du coup de foudre, ainsi que celui de la vie qui ne vaudrait la peine d’être vécue qu’à condition de la mettre au service des autres.

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