Critique : 68 Mon père et les clous

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68 Mon père et les clous

France, 2017

Titre original : –

Réalisateur : Samuel Bigiaoui

Scénario : Samuel Bigiaoui

Distribution : Sophie Dulac Distribution

Durée : 1h25

Genre : Documentaire

Date de sortie : 1er mai 2019

3/5

C’est à une triple fin de cycle que nous convie ce documentaire aussi simple que pertinent : la fin d’un mode de commerce de proximité avec ce magasin de bricolage qui devra laisser sa place à un énième supermarché, celle d’un parcours professionnel commencé une vie active plus tôt, après des engagements de jeunesse dont la radicalité ne se retrouve guère chez ce vieux patron au bord de la retraite et enfin, de façon plus discrète, le doux décrochement entre un père et son fils, l’un devant la caméra, l’autre vaillamment derrière elle. 68 Mon père et les clous, c’est la chronique nostalgique d’un pan de quartier, appelé à disparaître ou en tout cas à se transformer sous le regard impuissant de ceux et de celles qui y passaient le plus clair de leur temps depuis les années 1980. Pourtant, le réalisateur Samuel Bigiaoui trouve la distance juste pour n’en faire ni le symbole disproportionné du chamboulement économique et social que traverse notre civilisation à l’aube de l’ère numérique, ni un portrait trop intimiste, réservé à quelques heureux élus ayant franchi la porte capricieuse de ce magasin, qui peut faire figure de point de rencontre entre habitués. Non, la qualité de ce documentaire se situe ailleurs, dans son don d’observation, pas de trop loin et pas non plus de trop près, d’un destin personnel qui a des répercussions plus larges que la simple fermeture d’un magasin en panne de profitabilité.

© Petit à petit Production / Sophie Dulac Distribution Tous droits réservés

Synopsis : Depuis trente ans, Jean est le fier gérant du magasin Bricomonge dans le 5ème arrondissement de Paris. Avec une poignée de fidèles employés, il vend des clous, des ampoules, du bois et toutes sortes d’autres objets pour la maison. Un ancien révolutionnaire issu de Mai ’68, celui qui s’était reconverti à l’entrepreneuriat à petite échelle devra bientôt envisager la fermeture de son magasin, alors que les repreneurs des locaux ne se bousculent pas au portillon.

© Petit à petit Production / Sophie Dulac Distribution Tous droits réservés

Pas vraiment couleur muraille

L’homme au cœur de 68 Mon père et les clous est à bien des égards un commerçant de l’ancienne garde. Irrémédiablement fâché avec l’informatique, puisqu’il semble effectuer toute sa facturation sur des feuilles plus ou moins volantes et que le registre des employés, anciens et présents, appartient à un autre âge, il a su préserver par contre un aspect bien plus essentiel des relations professionnelles : la mise en valeur de ses employés, traités plus comme des collaborateurs, voire des amis qu’en tant que simples subordonnés. La liberté et le respect qu’il leur accorde, nés à la fois de leurs vieilles habitudes accumulées au fil du temps et d’une réciprocité presque viscérale de l’attachement mutuel, ce sont là les derniers vestiges d’un engagement politique comme on n’en trouve plus non plus de nos jours. Car derrière sa touffe de cheveux blancs et son regard toujours un peu méfiant, soit envers l’œil impitoyable de la caméra, soit envers des clients aux demandes extravagantes ou aux liquidités douteuses, se cache un grand aventurier de la cause révolutionnaire du siècle dernier. Sauf que la narration n’en fait nullement un héros injustement ignoré, qui aura dû attendre que son fils fait un film sur lui pour que la flamme d’antan s’allume à nouveau. C’est au contraire presque laborieux d’obtenir des informations précises sur cette époque révolue, tellement le père semble avoir tiré un trait définitif sur elle. D’où, malgré tout, l’envergure plus vaste de ce documentaire modeste, une sorte d’hommage détourné à ces hommes et ces femmes désillusionnés, qui ont changé complètement de plan de carrière, une fois que leurs idéaux extrêmes se sont brisés contre le mur infranchissable du statu quo mi-bourgeois, mi-républicain.

© Petit à petit Production / Sophie Dulac Distribution Tous droits réservés

La grande braderie

L’heure est donc à la vente à perte de tout ce qui faisait auparavant la fierté de l’équipe du magasin, situé – si nos calculs sont bons – au coin de la rue des Bernardins et de la rue Monge. C’est à ce moment là que les plans montrant les couloirs rétrécis de tous les côtés par le bric-à-brac de marchandise, qui avaient rythmé le récit, prennent toute leur importance. En effet, le talent du réalisateur ne consiste pas seulement à regarder sans a priori le microcosme de personnes qui se sont donné rendez-vous par hasard au sein du magasin. Le choix de ne jamais vraiment en sortir, de réduire la vie du père à cet endroit emblématique de son existence, entre la devanture et les méandres du sous-sol, où l’on entend en sourdine le passage du métro, s’avère en fin de compte gagnant. La topographie des lieux, encombrés et sans doute volontairement laissés dans leur état archaïque en comparaison avec les allées anonymes des grandes surfaces du bricolage, participe ainsi au moins autant au charme désuet du documentaire que le naturel désarmant des employés, assommés par la fermeture annoncée, sans que leur pudeur ne permette d’exprimer explicitement les craintes existentielles allant de pair pour eux avec un tel changement. De même, Samuel Bigiaoui a beau intervenir régulièrement depuis le hors champ par le biais de questions posées à ses interlocuteurs, il dispose de la sagesse nécessaire pour ne pas centrer le propos de son premier film sur des souvenirs trop personnels qu’il pourrait associer au magasin.

© Petit à petit Production / Sophie Dulac Distribution Tous droits réservés

Conclusion

Dans Paris, des centaines, voire des milliers de commerces existent. Chaque rue en dispose et dans chaque quartier, la conjoncture économique veut qu’il y en ait au moins autant qui ferment que ceux qui ouvrent. Or, derrière la plupart d’entre eux se cachent des histoires, individuelles ou collectives, des mémoires vives de notre environnement de vie quotidienne qui ont hélas une fâcheuse tendance à se perdre, une fois que la nouvelle enseigne a réussi à attirer le chaland. Rien que pour faire œuvre d’archives décomplexées de proximité, 68 Mon père et les clous mériterait nos remerciements. Mais il s’agit de surcroît d’un documentaire capable d’atteindre l’équilibre adéquat entre l’histoire personnelle d’une figure paternelle qui préfère garder ses distances, et les conséquences plus abstraites de ce dernier chapitre d’un cycle économique.

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