Critique : Retour à Howards End

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Retour à Howards End

Royaume-Uni, Japon, États-Unis, 1991

Titre original : Howards End

Réalisateur : James Ivory

Scénario : Ruth Prawer Jhabvala, d’après le roman de E.M. Forster

Acteurs : Anthony Hopkins, Vanessa Redgrave, Helena Bonham Carter, Emma Thompson

Distribution : Carlotta Films

Durée : 2h23

Genre : Drame

Date de sortie : 26 décembre 2018 (reprise)

4/5

La période où les productions Merchant-Ivory étaient au sommet de leur art, des représentants incontournables d’un cinéma feutré de qualité, a finalement été assez brève. Qu’il n’y ait pas de malentendu, ces films à forte valeur littéraire ont toujours été soignés et susceptibles d’enthousiasmer un public à l’exigence intellectuelle certaine. Toutefois, ce n’est qu’au début des années 1990, le temps de deux œuvres particulièrement remarquables, que la formule élaborée par le réalisateur James Ivory et son fidèle producteur Ismail Merchant avait atteint son apogée de maturité, avant de disparaître à nouveau dans la niche des films d’époque plus ou moins prestigieux. Retour à Howards End constituait la première partie de ce diptyque d’exception, suivi de près, dès l’année suivante, par le tout aussi excellent Les Vestiges du jour. Cette adaptation du roman de E.M. Forster est simultanément une reconstitution historique, un commentaire social et une épopée romantique, sans que la variété de ces genres et de leurs forces centrifuges n’influe en mal sur le flux majestueux du récit. Bien au contraire, cette œuvre phare de la filmographie de James Ivory, plus encore que Chambre avec vue, Maurice ou la tragédie sourde parmi des domestiques dociles précitée, nous subjugue toujours autant, près de trente ans après sa sortie, par sa capacité d’exprimer beaucoup, tout en se donnant l’apparence d’une nonchalance sublime. A l’image de la résidence du titre, un lieu quasiment mythique qui se soustrait constamment à l’emprise de personnages coincés dans l’orbite de la bienséance propre à l’Angleterre des débuts du 20ème siècle, il s’agit d’un film dont la qualité majeure est sa faculté d’esquisser, voire de diluer magistralement maints doutes et encore plus de sources de discorde dans une narration incroyablement éthérée.

© Merchant Ivory Productions Ltd. Tous droits réservés

Synopsis : Margaret Schlegel, membre éminent de la communauté intellectuelle de Londres, tombe des nues, lorsque elle apprend par lettre interposée que sa sœur cadette Helen s’apprête à épouser le plus jeune fils de la famille industrielle fortunée Wilcox. Finalement, il n’en est rien, puisque les jeunes amoureux rompent leurs fiançailles dès le lendemain. Ce qui cause une certaine gêne entre les deux clans. Margaret tente de désamorcer la tension en rendant visite à Ruth Wilcox, la mère souffrante, venue à Londres pour y célébrer le mariage de son fils aîné. Malgré leurs différences d’âge, d’éducation et de milieu social, les deux femmes s’entendent d’emblée à merveille. Ruth aimerait tant montrer à sa nouvelle amie son refuge de prédilection, sa maison de campagne Howards End, mais la maladie l’emporte avant qu’elles ne puissent mettre à exécution leur projet. Quand le veuf Henry Wilcox prend connaissance d’un testament officieux dans lequel son épouse lègue la demeure à Margaret, il préfère passer sous silence ce vœux posthume dans l’intérêt de ses enfants.

© Merchant Ivory Productions Ltd. Tous droits réservés

Subtilités épistolaires

Retour à Howards End est au moins autant un film de sentiments contenus et de non-dits honteux que d’objets, les symboles d’un monde qui est en train de se désintégrer subrepticement, mais qui ne le sait peut-être pas encore. Un parapluie dérobé par inadvertance par ci, des lettres qui arrivent sans exception au moment le moins opportun par là et même, par extrapolation comportementale, des rituels censés occuper le quotidien d’une classe condamnée de gré ou de force à l’oisiveté : les exemples ne manquent pas pour nous rappeler avec une élégance inouïe à quel point les échanges et les liens au sein de ce microcosme si faussement prévenant sont au fond fugaces. Car il devient de plus en plus difficile, au fur et à mesure que la distance initiale entre les riches propriétaires et l’intelligentsia socialement engagée s’estompe, de réellement saisir l’essence de cette ronde luxueuse à l’issue de laquelle le statu quo aura à peine évolué. Ainsi, les coups de théâtre y prennent presque un air anodin, tandis que la raison d’être de l’intrigue se trouve ailleurs, dans le déplacement imperceptible et en fin de compte futile des plaques tectoniques d’une civilisation atrocement tributaire de la réputation que ses membres cherchent à préserver à tout prix. Le pire, c’est que chaque tentative de rompre avec les traditions, d’amorcer un plus ample mouvement d’échange entre les classes sociales, est tôt ou tard voué à l’échec, à condition que, pour commencer, ces rares instants de solidarité, voire de complicité, soient plus que l’expression d’un malaise existentiel intrinsèquement britannique.

© Merchant Ivory Productions Ltd. Tous droits réservés

Scrupules et convenances

Le jeu trouble des quatre personnages principaux, pris parfois malgré eux et plus souvent à dessein dans l’engrenage de garde-fous étouffants, doit beaucoup à la finesse de l’interprétation de la part de Emma Thompson, Vanessa Redgrave, Anthony Hopkins et Helena Bonham Carter. Chacun à sa façon, ils transposent la complexité de leurs rôles respectifs, déjà développée dans le scénario hors pair de Ruth Prawer Jhabvala, dans le contexte d’une impuissance individuelle carrément tragique. Le cheminement de Margaret est à ce sujet particulièrement révélateur de la corruption de l’âme qui s’opère sans crier gare, juste par voie d’adaptation à des environnements pas toujours propices à l’épanouissement personnel. Il n’est par contre pas sûr que le parcours de sa sœur soit plus exemplaire quant à son refus catégorique de se prêter au jeu auquel son droit de naissance l’a prédestinée d’office. La génération précédente ne fait point preuve de plus de fermeté inébranlable. Les certitudes du vieux patriarche montrent progressivement leurs pieds d’argile, en dépit du masque de l’impassibilité que l’acteur perfectionnera ensuite dans Les Ombres du cœur de Richard Attenborough et Les Vestiges du jour. L’hospitalité improvisée de sa femme souffrante garde les stigmates d’une désinvolture, née sans doute du sentiment profond de ne pas appartenir à ce monde qui n’a strictement rien compris à la magie diffuse, variable en fonction de l’heure et des saisons, de Howards End.

© Merchant Ivory Productions Ltd. Tous droits réservés

Conclusion

On est retourné avec bonheur à ce petit chef-d’œuvre des années 1990, qui ne traite certes pas tout à fait les mêmes thèmes que son contemporain, Le Temps de l’innocence de Martin Scorsese, mais qui dispose d’une intelligence et d’une élégance formelle comparables. Aidé abondamment par sa troupe de collaborateurs habituels, James Ivory y conte sans pesanteur apparente, quoique avec un goût affirmé pour le trait fin, presque approximatif, le destin de trois femmes que tout oppose. Leur aventure ne se soldera pas par un sursaut social édifiant, mais au contraire, avec toute la brutalité d’une réalité plus crue que les (très) belles images du film ne veulent le faire croire, par l’abandon de leurs idéaux, aussi farfelus soient-ils. En somme, Retour à Howards End, c’est le plus admirable aveu d’un échec, non pas dans la forme, absolument sans faille, mais du côté de l’ambition si touchante des humains de faire mieux que s’en sortir de justesse, anéantie depuis la nuit des temps avec tant de barbarie, pas toujours aussi discrète qu’ici.

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