Critique : Patria obscura

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Patria obscuraPatria obscura

France, 2013
Titre original : –
Réalisateur : Stéphane Ragot

Distribution : Les Films du Jeudi
Durée : 1h23
Genre : Essai documentaire
Date de sortie : 22 octobre 2014

 

 

Note : 4/5

Réflexion sur la mémoire et les traces, aspect esthétique, presque pictural, où l’on décèle l’œil du photographe, part d’engagement, de questionnement et d’intimité… La promesse qui réside dans la bande-annonce de Patria obscura et le site officiel de Stéphane Ragot a été tenue. Comme il s’effeuille au fil des chapitres et des étapes de son film, le réalisateur épluche les strates de l’Histoire –la sienne et la grande, et décortique le processus photographique comme le dispositif documentaire.

Synopsis : Un photographe part sur les traces de ses grands-pères militaires morts depuis longtemps, Pierre le légionnaire et Paul le parachutiste. Il explore avec eux l’histoire de sa famille, une histoire bornée par les guerres, rongée par les silences et les non-dits. Il dévoile dans un film impudique le roman d’un pays, la France, en guerre avec elle-même.

 

 

Un geste engagé

Ce qui marque tout d’abord c’est la voix off, la voix du réalisateur, ses intonations, son phrasé littéraire et intime. Il évoque la voix de Stéphane Breton, le documentariste ethnologue réalisateur de Eux et moi et Le ciel au dessus d’un jardin  pour qui l’intime a une place primordiale au sein de ses films ethnographiques. Un intime et une subjectivité qu’il assume entièrement, à l’image de Michel Leiris qui affirme dans L’Afrique fantôme que « c’est par la subjectivité qu’on touche à l’objectivité (…) C’est en poussant à l’extrême le particulier que, bien souvent, on touche au général. » Les mêmes préoccupations agitent Agnès Varda qui qualifie ses films de « documentaires subjectifs », la sphère de l’intime faisant pleinement partie de sa démarche d’ouverture.

Comme eux, le réalisateur de Patria Obscura parvient à éviter toute forme de narcissisme et de nombrilisme dans cette introspection personnelle, dans cette quête familiale et intime. Il réussit à les placer dans un champ plus vaste, ouvrant sur des questionnements qui débordent l’individu. Cette question de l’identité, que l’on nous transmet, que l’on construit et que l’on tente de définir, est universelle. Tout comme le rapport aux souvenirs d’enfance, cette « petite patrie : un territoire d’enfance qu’on regrette à jamais », qui vibre de la même manière en chacun de nous. Nombreux sont ceux qui ont déjà plongé dans une telle enquête familiale, fascinés par leurs racines et beaucoup cherche à percer des secrets et à creuser parmi les tabous. La démarche de Stéphane Ragot est un écho à nos propres troubles et quête de soi. Il nous rend témoin et complice de son histoire personnelle.

 

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Cette histoire intime se mêle et se superpose à l’histoire collective, notamment par sa famille enracinée dans l’armée ou par cet arrière grand-père hypothétique, Pierre Masfrand, qui le mène à Oradour-sur-Glane où il a recherché et inventorié des traces du passé, démarche similaire à celle de son possible arrière petit fils filmeur. Il s’inscrit alors dans un flot plus vaste encore, à l’image de « ces vies minuscules ballotées » et se présente comme un miroir de l’identité et l’Histoire françaises. L’orgueil et la honte jalonnent son parcours généalogique comme notre parcours historique. Et l’orgueil et la honte s’y trouvent vite inversés. Il a le courage d’assumer et d’exposer ce pan obscur, parts sensibles que la France elle-même a encore du mal à assumer -preuve à l’appui avec cet avis défavorable émis par la commission, obstacle dans les recherches de Stéphane Ragot à propos des opérations de Paul en Algérie. Commémorations et défilés patriotiques font face à des manifestations et protestations, images inversées, comme la marche des sans papiers traversant les cimetières militaires pour venir se recueillir devant les sépultures des colonisés morts pour la France. Vient alors en pointillés, reflets et ponctuation de son récit, les témoins de cette facette cachée et honteuse. Emerge alors l’engagement du réalisateur, un engagement épuré, discret, respectueux et sans complaisance. Il nous présente une Histoire en négatif. Comme il exhume en positif les gueules cassées figées sur plaques de verre.

 

 

… et artistique

Au-delà de ces discours qui s’entremêlent et viennent résonner avec pertinence chez n’importe qui, ce documentaire est un geste artistique. L’aspect créatif fait corps avec l’identité du réalisateur photographe donc l’identité du film. Stéphane Ragot se définit avant toute chose comme photographe. Ce médium artistique et humain, jetant un pont vers les autres à travers son objectif, est sa marque qui embrasse totalement le film.

Il montre sans cesse le dispositif de la photographie, l’image en train de se faire, mettant en scène le geste photographique, en le filmant ou en le faisant entendre, que ce soit une photo de famille ou des photos d’anonymes dans les défilés, puis le résultat de ce geste. Les photos imprègnent le film et s’intercalent dans le montage. Elles sont parfois des respirations poétiques et artistiques, comme celles de sa compagne allongée dans la baignoire, balançant entre Pierre Bonnard et Willy Ronis. Les images filmées prennent le pli et le format carré des photographies devient leur cadre.

 

Patria obscura

 

Mais le geste photographique échange aussi avec le geste cinématographique, chacun proposant son regard, comme la scène très picturale et rembranesque de la boucherie. La photo est aussi étoffée par le cinéma grâce à une rumeur, des sons, des conversations, de la musique qui viennent l’animer plus encore. On reconnaît là un joli procédé utilisé de nombreuses fois par Agnès Varda, elle aussi photographe avant d’être cinéaste. Le principe de montage propre au cinéma est appliqué à la photographie, confrontant une photo d’un détail de nature, aussi délicat qu’une gravure de Dürer, à celle d’une gueule cassé. Enfin photo et cinéma se rendent service puisque le documentaire vient témoigner d’un geste engagé de la part de son auteur, vient fixer la performance éphémère, ces « attentats photographiques » où il expose ses photos dans des lieux publics emblématiques pour confronter les passants à la question de l’identité.

La photo seule ne donne pas sa touche créative au documentaire mais c’est ces relations, telles des harmonies, établies entre les deux médiums qui confirment qu’il s’agit aussi de création cinématographique. Les photographies font partie d’un ensemble plus vaste, composé d’éclats filmiques aux grains différents, venus de supports divers et de natures différentes, mêlant témoignages, scènes de famille, scènes publiques, documents d’archives, représentation et portrait du réalisateur, associations d’idées… C’est ce grand collage bariolé et ludique qui lui donne aussi sa qualité. Il est cinéaste à part entière lorsqu’il imbrique lecture d’un journal de marche de la guerre de 14-18 témoignant d’une opération militaire, image d’un champ contemporain- terre retournée et creusée, et bruits d’explosions et de coups de feu.

 

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Ragot témoigne aussi du processus de la photo qui se développe, du tirage, geste lié à la pellicule voué à disparaître. Il confie son regret face au déclin de cette « image latente », cette image en devenir, visuellement absente, qui décevra ou ravira une fois mise au jour. Il choisit de finir sur les photos d’Ixchel et de lui relié à son appareil par une rallonge, laisse pour animal domestique ou cordon ombilical, écho aux images renversées et encore illisibles du début, achevant une boucle. Il déclare que la photo transforme le passé pour qu’il devienne un objet. Ce regret de la pellicule et cette dernière déclaration peuvent tout autant correspondre au cinéma. Stéphane Ragot est certes photographe mais il est aussi documentariste et réfléchit sur ce nouvel outil. La question de la mémoire et des traces est passionnante, d’autant plus lorsqu’elle est abordée par le documentaire. Réfléchir sur les traces et la mémoire, c’est créer une mise en abyme, c’est réfléchir sur le documentaire comme document, comme fabrication d’une trace, d’une archive souvent manquante. C’est le cas de Stéphane Ragot avec cette « honte originelle », ce père inconnu qui a été le fil conducteur, du moins l’élément déclencheur de ce film. Le documentaire donne à voir l’action, l’enquête mais la construit aussi et lui donne forme. Si le réalisateur en sort plus apaisé, le spectateur sort de ce voyage dans les méandres d’une mémoire individuelle et collective interpellé et plus conscient peut-être, plus pensant.

 

diptyque électoral

Séances en présence d’invités au Reflet Médicis (3 rue Champollion, métro Cluny-la-Sorbonne, ligne 10 ou métro Saint-Michel ligne 4) :

– Mercredi 22 octobre à 19h50 avec le réalisateur et Jean-Michel Frodon, critique au Monde

– Jeudi 23 octobre à 19h50 avec le réalisateur et l’écrivain Pierre Bergounioux

– Vendredi 24 octobre à 19h50 avec le réalisateur et la productrice Laurence Braunberger

– Dimanche 26 octobre à 19h50 avec le réalisateur et la présidente de la CIMADE

Séances tous les jours au Reflet à 14h et 19h50 et à l’Archipel (17 bd de Strasbourg, métro Strasbourg St Denis, ligne 4) le dimanche 26 octobre à 18h

 

Résumé

L’intime qui croise le collectif et appelle à l’identification ; un geste créatif et engagé (ou plutôt qui accompagne et déclenche une prise de conscience) ; un documentaire qui réfléchit sur lui-même… Stéphane Ragot semble avoir réussi son pari, réunissant tous les ingrédients d’un documentaire de valeur, avec sincérité et modestie.

[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=Pp7qbNUUlV8[/youtube]

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