La Roche-sur-Yon 2019 : Martin Eden

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Martin Eden

Italie, France, Allemagne, 2019

Titre original : Martin Eden

Réalisateur : Pietro Marcello

Scénario : Maurizio Braucci & Pietro Marcello, d’après le roman de Jack London

Acteurs : Luca Marinelli, Jessica Cressy, Carlo Cecchi, Vincenzo Nemolato

Distributeur : Shellac Distribution

Genre : Drame

Durée : 2h09

Date de sortie : 16 octobre 2019

3/5

L’ascenseur social est assez astucieusement bloqué dans Martin Eden, présenté initialement au Festival de Venise, d’où il est reparti avec la Coupe Volpi du Meilleur acteur pour Luca Marinelli, puis en avant-première immédiate avant sa sortie nationale au Festival de La Roche-sur-Yon. Le réalisateur Pietro Marcello s’y inspire du roman de Jack London, afin d’évoquer le sort d’un marin aux rêves de culture et de reconnaissance intellectuelle démesurés, sur fond de l’Italie du 20ème siècle qui met de plus en plus à l’écart ses pauvres. Car la richesse matérielle a beau parvenir en fin de compte jusqu’à ce poète autodidacte, elle ne s’accompagne nullement d’un gain équivalent en termes de bonheur et de satisfaction personnelle. Plutôt que de tomber dans les travers de l’épopée édifiante, la narration crée une fresque protéiforme, un assemblage vaguement anachronique entre prises récentes et matériel d’archives, qui confère curieusement une aura intemporelle à cette perte irrévocable d’une âme. Ce déclin vers la déchéance bohémienne progresse à une vitesse variable. Presque expéditif au début, quand le montage applique l’art de l’ellipse quasiment à la perfection, il adopte hélas ensuite un rythme plus pondérant, à l’image du protagoniste, prisonnier d’une tour d’ivoire qu’il était finalement plus motivant de contempler et de convoiter depuis l’extérieur.

© Shellac Distribution Tous droits réservés

Synopsis : Le marin Martin Eden parcourt le monde depuis des années, sans jamais avoir eu envie de se poser. Vaguement intéressé par la littérature et la poésie, il développe une véritable passion intellectuelle au contact de la famille Orsini. Désormais, il redouble d’efforts afin d’à la fois acquérir une culture générale et conquérir le cœur de la jeune Elena Orsini. Mais les fruits de son travail tardent à se manifester, puisque ses textes envoyés aux magazines pour publication ne sont jamais pris et que son amoureuse voudrait le pousser à emprunter une voie de rédemption sociale plus classique que celle, instable, voire précaire, d’un écrivain en herbe.

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Retour à l’envoyeur

Qui n’a pas rêve un jour d’être quelqu’un d’autre que celui ou celle que sa condition sociale de naissance le prédestinait d’emblée à être pour le restant de sa vie ? Cette aspiration vers le changement s’accompagne le plus souvent d’une abnégation de soi-même, qui peut aller jusqu’à la perte pure, mais jamais simple, de l’identité. Être prêt à ce sacrifice est dans la plupart des cas un prix trop élevé à payer pour s’affranchir d’origines modestes, perçues comme honteuses. Dans Martin Eden, ce processus laborieux vers la reconnaissance finit par perdre tout aspect de noblesse. Auparavant, tant que le luxe n’avait pas rassasié définitivement le goût de la vie du personnage principal, ce dernier avait pourtant fait preuve d’un idéalisme aussi maladroit que touchant. Bien que tout son entourage lui ait dit, en des termes plus ou moins francs, qu’il perdait son temps à courir après l’illusion du métier d’écrivain, il y croit dur comme fer. Sauf que cette endurance exemplaire dans la poursuite de son rêve ne s’accompagne d’aucun ajustement des objectifs, au fur et à mesure du changement de leurs paramètres. Le moteur majeur de tant de ferveur sociale, son amour pour Elena, devient alors subitement caduc, tel le souvenir fâcheux d’une condition de soumission à laquelle plus rien ne le relie désormais, dans sa cage dorée, depuis laquelle il ne peut observer le monde qu’avec le dédain du parvenu qui n’a plus rien à prouver. C’est dans ce sens que le cercle vicieux de la hiérarchie sociale se referme, que la boucle est bouclée dans un mouvement de frustration infiniment plus amer que la répétition incessante de la figure symbolique des enveloppes, une source d’espoir à l’envoi et au contraire d’abattement moral au retour sans suite.

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Prolétaire oui, socialiste non

En bon opportuniste qui se respecte, et qui ne sait peut-être justement pas tirer son épingle du jeu parce qu’il garde au fond de lui-même une innocence intellectuelle réfractaire aux causes trop corrompues, Martin traverse les époques de l’Italie du siècle dernier avec une impassibilité presque tragique. Nulle part réellement chez lui, quoique plus conscient de ses lacunes que son pendant typiquement américain Forrest Gump, il fréquente les rassemblements syndicaux, les fêtes populaires et plus huppées, les cercles intellectuels imprégnés de drogues de toutes sortes et leur contraire absolu, la campagne avec son charme bucolique, gangrenée par une pauvreté endémique. La mise en scène s’emploie à élargir ce champ de vision réduit, car personnel, à travers l’inclusion de matériel d’archives, plus ou moins retravaillé numériquement. Il montre la plupart du temps des anonymes dans des scènes de la vie ordinaire, pertinentes précisément parce que elles font partie du quotidien, là où le protagoniste cherche la consécration puisqu’il se croit différent d’eux. Or, faute de quelque discours clair que ce soit de sa part, à l’exception de l’enregistrement de la misère qui l’entoure, le personnage principal ne fait jamais vraiment entendre sa voix. Il subit certes les conséquences de ses rares prises de parole impulsives, comme lorsque le peu de cachet social dont il disposait s’évapore quand l’article dans un journal le fait passer pour le nouveau porte-parole du mouvement socialiste. Mais au fond, il demeure une curiosité, une bête de foire avec laquelle l’intelligentsia s’amuse un temps, sans jamais la laisser accéder à son cercle exclusif.

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Conclusion

Une profonde sympathie pour le protagoniste de cette saga d’un succès envenimé par le dépit et l’exclusion sous-tend cette adaptation malgré tout assez fidèle au roman de Jack London. Pietro Marcello y dresse le portrait d’un homme rustre aspirant à la finesse trompeuse de la bourgeoisie, maintes fois déçu jusqu’à devenir un produit caricatural du monde auquel il rêvait d’appartenir. L’interprétation de Luca Marinelli y est assez impressionnante, notamment dans l’évolution de sa démarche, dont la grossièreté plus ou moins bien camouflée trahira jusqu’au bout ses origines modestes.

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