Entretien avec Sergei Loznitsa (Une Femme douce)

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Entretien avec le réalisateur Sergei Loznitsa à l’occasion de la sortie en salles le 16 août 2017 du film Une Femme douce, présenté en compétition lors du dernier Festival de Cannes. Propos recueillis par Valentin Buchens.

Retrouvez sa critique du film en cliquant sur ce lien.

Critique-Film : Pouvez-vous nous présenter votre parcours ? Qu’est-ce qui vous a amené à faire du cinéma ?

Jusqu’à l’âge de 25 ans, je faisais des études pour lesquelles je n’avais pas eu une attitude très sérieuse. Ce que je faisais ne m’intéressait que très peu. C’est véritablement à l’âge de 25 ans que j’ai décidé d’aborder une discipline envers laquelle je serais plus impliqué. Auparavant, je me laissais aller, je faisais des choses peu ardues, du moins pour moi, et il se trouve qu’à cette époque, ce que je faisais de mieux, et sans trop me compliquer la tâche, c’étaient les mathématiques. J’étais inscrit, dans un premier temps, à l’institut Polytechnique puis à l’institut Cybernétique, spécialisée dans l’informatique, où j’œuvrais dans le domaine de l’intelligence artificielle. Et il y a un moment où j’ai commencé à me sentir mal. Quelque chose en moi s’est déclenché et contre lequel je ne pouvais pas lutter, une sorte d’angoisse intérieure. Je suis donc allé voir un médecin. Il me dit : « Non, vous allez parfaitement bien mais il y a un problème avec vous… Vous avez la maladie des « seigneurs ». Interloqué, je demande : « C’est quoi ? ». Il me répond que je suis une personne pleine de force mais qui l’utilise à mauvais escient. Vous faites ce que la vie ne vous a pas conduit à faire. J’ai donc arrêté mes études, et j’ai réfléchi à ce que je pouvais faire. C’est à ce moment-là que j’ai opté pour le cinéma. D’autres événements expliquent ce choix de vie mais c’est une autre histoire (rires).

CF : Votre formation de mathématicien a-t-elle pu avoir une influence sur votre manière de faire du cinéma, à écrire un scénario ou bien, tout simplement, à appréhender la mise en scène ? Je pense à Andreï Tarkovski qui, avant de se diriger vers la mise en scène, a fait des études de géologie qui ont pu avoir une influence sur son esthétique.

Tout d’abord, il me semble que Tarkovski a seulement participé à une expédition géologique, il n’a pas vraiment suivi de formation géologique. Pour ce qui est des mathématiques, ça a effectivement eu une influence. Lorsque j’étudiais au VGIK (institut national de la cinématographie S.A Guerassimov), un professeur ne cessait de me dire que je devais cesser de réfléchir en tant qu’ingénieur et d’analyser chaque chose de manière trop sérieuse. Bien entendu, le regard que l’on porte lorsque l’on a une formation scientifique n’est pas du tout le même avec une formation humaniste. Plutôt que de me battre avec ma formation de scientifique-informaticien, j’ai essayé de la dompter. Généralement, on pense que le cinéma c’est « mettre en forme », et il existe des gens qui disent qu’il faut séparer le contenu du contenant, le fond de la forme, alors que pour moi la forme a déjà son fonds propre. Les mathématiques sont aussi une manière de décrire la forme. Il y a aussi ce que l’on appelle l’affect, on peut également le réfuter, mais c’est néanmoins une forme « créée ». Serguei Eisenstein, par exemple, qui travaillait sur la notion d’affect dans un de ses écrits, disait que si vous connaissez bien l’affect chez les gens, vous pouvez créer votre œuvre de manière à générer des sentiments en y insufflant un rythme très particulier. La science nous permet de comprendre cette idée que l’on vit dans un monde de modèle abstrait et qui nous donne l’occasion, si on le comprend, de faire des choses concrètes. Pour moi, le cinéma c’est ça : c’est un modèle abstrait qui nous permet de faire des choses concrètes.

CF : Comment est-né l’idée du projet d’Une Femme Douce ? Comment avez-vous appréhendé la nouvelle de Dostoïevski, bien que votre film soit loin d’être une adaptation fidèle de l’œuvre originale ? Le film de Robert Bresson a-t-il eu une influence sur votre manière de faire ou sur votre approche de la nouvelle ?

Je vais commencer par les notes en bas de page, les « Nota Bene » comme le disait Dostoïevski (rires). Si l’on s’en tient à la nouvelle, ce que l’on sait d’elle, on le sait par la voix intérieure du personnage principal qui, d’une certaine manière, se moque d’elle. C’est un récit justificatif en fait, puisque la personne veut s’auto-justifier en racontant la vie de quelqu’un d’autre, d’où la contradiction immédiate. Oui, le film de Bresson a eu une influence sur moi mais si je me suis attelé à ce thème, ce n’était pas pour entrer an contradiction avec le film de Bresson. C’est, en effet, le thème d’une personne humiliée mais dans une perversion très particulière. Le personnage de Dostoïevski se laisse porter, ne résiste pas, mais pas seulement par le fait qu’elle n’a pas d’argent pour faire autrement. On ignore si elle se laisse porter car elle n’a pas les moyens de faire autrement que d’être une victime ou par autre chose qui entre en jeu et qui justifierait son comportement. Par ailleurs, c’est l’une des dernières œuvres du romancier russe. Je n’exclus pas que ce ne soit pas uniquement la description d’une relation interpersonnelle mais que ce soit, chez Dostoïevski, une allégorie. Ce n’est pas seulement sur l’état d’un personnage mais sur l’état d’un espace. D’un espace mental. Un espace que l’on pourrait quasiment dessiner et dans lequel les personnages se comportent de manière très particulière et tout à fait propre à cet espace. Ce qui se passe sur cette zone, depuis une centaine d’années, c’est qu’il y a eu un développement général d’une population qui les a presque tous conduits au suicide. C’est une guerre civile qui dure depuis 100 ans. Dans l’Histoire de l’humanité, aucun peuple ne s’est autant «auto-tué» dans cette ampleur-là que celui qui habite sur cet espace. Pour moi, le film repose sur cette énigme qui couve depuis 100 ans et dont je suis moi-même partie prenante.

CF : Vous avez la réputation d’être un cinéaste méticuleux, précis, dans votre mise en scène. Comment préparez-vous vos plans-séquences, je pense à la scène de l’orgie dans Une Femme Douce ? Est-ce que vous laissez une part d’improvisation malgré tout ?

On ne peut pas tout calculer à 100% bien évidemment, d’autant plus qu’il y a des détails dans la scène que l’on ne voit pas, que l’on attrape de manière fortuite. L’important est d’arriver à une unité entre l’acteur et la caméra. Et le seul moyen d’arriver à ça, c’est par les répétitions. L’important c’est que le chef-opérateur ressente ce qui va se passer et à l’attraper au moment opportun. J’ai construit la scène par étapes successives : « j’ai besoin de ça, puis ça… ». L’acteur sait précisément ce qui doit arriver avant et après tel mouvement de caméra. Mais il y a toujours une part de hasard. Mais pour surmonter cette part de hasard, il est nécessaire de faire plusieurs prises. La scène en question a été filmée 13 fois. Je n’ai jamais fait plus de 20 prises.

Pouvez-vous définir, si possible, l’âme russe ?

(Rires) La définition de l’âme russe se trouve à l’intérieur même du syntagme « âme russe » : l’âme russe est l’âme russe. C’est un syntagme tautologique. On peut arriver à le définir avec une contradiction, c’est-à-dire en commençant par préciser ce que l’âme russe n’est pas : l’âme russe n’est pas l’âme française, l’âme russe n’est pas l’âme allemande… La langue elle-même a ce syntagme, et pour qu’il y ait syntagme, c’est que cela implique une acception.

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