Critique : Le Diabolique docteur Mabuse

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Le Diabolique docteur Mabuse

République Fédérale d’Allemagne / France / Italie, 1960
Titre original : Die 1000 Augen des Dr. Mabuse
Réalisateur : Fritz Lang
Scénario : Fritz Lang et Heinz Oskar Wuttig, d’après une idée de Jan Fethke
Acteurs : Dawn Addams, Peter Van Eyck, Wolfgang Preiss et Gert Fröbe
Distributeur : Les Acacias
Genre : Policier
Durée : 1h43
Date de sortie : 1er mars 2017 (reprise)

2/5

Quelle tristesse de voir la carrière d’un immense cinéaste se conclure avec un policier à la facture aussi statique et bavarde ! Après avoir été l’un des principaux réalisateurs allemands des années 1920 et ’30, puis avoir officié à Hollywood pendant une vingtaine d’années comme spécialiste de films de genre de qualité, Fritz Lang avait opéré un ultime virage germanique assez peu satisfaisant. Tandis qu’il existe des admirateurs de son diptyque de films d’aventure Le Tigre du Bengale et Le Tombeau hindou, il nous paraît difficile de défendre sérieusement Le Diabolique docteur Mabuse. On ira même plus loin : si le nom de Lang ne faisait pas office de cachet de prestige, il serait fort probable que plus personne ne parle de nos jours de cette histoire abracadabrante. Car contrairement aux adaptations de l’univers criminel imaginé par Edgar Wallace, hautement populaires en Allemagne à cette époque-là, ce film-ci ne dispose d’aucun niveau de lecture au second degré, susceptible de rendre sa vision plus jouissive.

Malgré quelques pistes de réflexion presque visionnaires, sur le voyeurisme en général et la société de surveillance en particulier, le scénario de ce polar lourd et laborieux n’atteint jamais sa vitesse de croisière. Pour cela, ses différentes intrigues parallèles, entre le couple improbable formé sans le moindre entrain romantique par Dawn Addams et Peter Van Eyck d’un côté et le commissaire blasé à qui Gert Fröbe sait au moins conférer un minimum de vivacité d’esprit de l’autre, ne convergent à aucun moment vers un quelconque enjeux haletant. Interroger l’ordre du monde et ses failles dans lesquelles des fous machiavéliques peuvent s’engouffrer ou bien mettre en valeur le travail sèchement méthodique des forces de l’ordre : ces beaux axes de discours filmique qui avaient brillamment porté leurs fruits trente ans plus tôt dans le chef-d’œuvre de Lang M le maudit ne sont plus ici que des coquilles vides, dépourvues de sens et de dynamique narrative.

© 1960 Central Cinema Company Filmkunst / Cei Incom / Critérion Film / Les Acacias Tous droits réservés

Synopsis : Le commissaire Kras est averti in extremis par le voyant Cornelius sur un meurtre imminent. Le journaliste de télévision Peter Barter paraît avoir succombé à une crise cardiaque dans sa voiture. L’autopsie révèle toutefois qu’il a été assassiné. Peu de temps avant sa mort, il avait été à l’hôtel Luxor, où d’autres agissements suspects ont eu lieu au cours des mois passés. Le dernier en date concerne la tentative de suicide de la belle et mystérieuse Marion Menil, sauvée à la dernière minute par le milliardaire américain Travers. Celui-ci croise aussi le chemin de Cornelius, qui le prévient que sa dernière transaction financière ne pourra pas aboutir.

© 1960 Central Cinema Company Filmkunst / Cei Incom / Critérion Film / Les Acacias Tous droits réservés

A travers le miroir

Les temps ont quand même bien changé depuis le début des années 1960. L’apologie du tabagisme n’est plus monnaie courante et l’image de la femme au cinéma a au moins suffisamment évolué pour en faire autre chose qu’une victime docile, au service d’hommes cruels qui la malmènent à leur guise. Au moins on l’espère pour ce dernier point, qui vit récemment sa révision peut-être la plus marquante depuis la libération des mœurs d’il y a un demi-siècle. De même, les techniques de communication et de surveillance ont largement facilité la marge de manœuvre des forces s’opposant des deux côtés de la loi. Enfin, puisque l’on parle tout de même de cinéma ici, les films policiers et de gangsters s’efforcent de faire participer le spectateur activement à l’éclaircissement d’affaires aux effets de surprise de plus en plus sophistiqués.

En ce sens, Le Diabolique docteur Mabuse est le témoin passablement poussiéreux d’une époque révolue. Il affiche certes de vagues velléités à établir un lien entre le passé et le futur, en faisant allusion à la fois à l’Histoire peu glorieuse de l’Allemagne à travers cet hôtel né sous la mauvaise étoile des derniers mois du régime nazi et des moyens techniques de surveillance vidéo sans doute avant-gardiste en plein cœur des trente glorieuses ou plus précisément de son équivalent germanique, le miracle économique. Mais ces éléments externes demeurent fâcheusement à la surface d’une intrigue, qui devient de plus en plus ahurissante au fur et à mesure que les masques tombent avec fracas.

© 1960 Central Cinema Company Filmkunst / Cei Incom / Critérion Film / Les Acacias Tous droits réservés

Mensonges et mensonges

C’est que cet ultime film de Fritz Lang regorge de fausses pistes dont le dénouement tombe invariablement à plat. Ainsi, le spectateur s’en doute bien que les visions de Cornelius survenues toujours au moment opportun cachent autre chose. Tout comme les fausses notes à répétition au sein du couple de Dawn Addams et Peter Van Eyck ne sont pas exclusivement à mettre sur le compte de l’absence criante de symbiose affective entre les acteurs. Or, le maniement du suspense filmique s’appuie sur un rythme et un ton empotés dans ce film sans verve, à l’opposé absolu de ce qui se faisait en la matière la même année à Hollywood. Alfred Hitchcock y réinventait avec brio les codes du genre grâce à Psychose. Bien sûr, il serait injuste de comparer directement les deux films. Toujours est-il que Le Diabolique docteur Mabuse sent désagréablement la fin de règne de l’immense Fritz Lang, alors que les frasques meurtrières de Norman Bates donnaient un énième souffle au parcours de Hitchcock.

Pourquoi donc ce film très bancal ne fonctionne-t-il pas ? Sans doute parce que nous ne nous sentons jamais engagés dans ce qui se passe à l’écran. A force de multiplier les gadgets techniques par le biais desquels les personnages communiquent, souvent dans des doubles discours sans véritable fond, la mise en scène perd de vue l’enjeu principal. C’est-à-dire d’esquisser les dangers qu’une nébuleuse criminelle pourrait exercer sur un semblant de normalité. Celle-ci passe en premier lieu par un idéal romantique, gangrené tour à tour par de faux-semblants psychologiques frustrants et par un fanatisme de la conscience professionnelle qu’il ne serait guère exagéré de qualifier de typiquement allemand.

L’affrontement au sommet de deux visions diamétralement opposées de la perfection éthique – destructrice pour le clan Mabuse et laborieusement engagée dans le maintien du statu quo par le commissaire et ses associés interchangeables – se solde hélas par une course poursuite grotesque. Elle fournit l’ultime rappel pénible que Fritz Lang aurait mieux fait de profiter de sa retraite.

© 1960 Central Cinema Company Filmkunst / Cei Incom / Critérion Film / Les Acacias Tous droits réservés

Conclusion

La filmographie d’aucun réalisateur d’envergure n’est exempte d’œuvres indiscutablement bâclées. On ne parle pas ici de films incompris, potentiellement en attente d’être appréciés davantage à leur juste valeur par de futures générations de spectateurs. Non, la notion de navet dépourvu de qualités rédemptrices s’applique sans équivoque à ces ratages, dont Le Diabolique docteur Mabuse fait malheureusement partie. Autant oublier par conséquent que Fritz Lang y était associé et que le fringant Wolfgang Preiss y tenait l’un de ses rares rôles plutôt majeurs. Dommage que la sévérité innée de ce comédien n’y ait pas été mise à bon profit ! Ce qui ne constitue que l’un des nombreux regrets que nous a inspirés ce film d’une trivialité consternante.

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