Critique : Homeland : Irak année zéro

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Homeland Irak année zéro afficheHomeland : Irak année zéro

Irak, 2016
Titre original : Iraq Year Zero
Réalisateur : Abbas Fahdel
Scénario : Abbas Fahdel
Acteurs : –
Distribution : Nour Films
Durée : 2h40 (partie 1 : Avant la chute) ; 2h54 (partie 2 : Après la bataille)
Genre : Documentaire
Date de sortie : 10 février 2016

Note : 4,5/5

«Aujourd’hui, tout pouvoir (économique, militaire, sportif, religieux) a son «visuel» et le visuel, qu’est-ce, sinon une image qu’on a expurgée de tout risque de rencontre avec l’expérience de l’autre, quel qu’il soit ?» Ainsi s’exprimait Serge Daney lors de la première guerre du Golfe, dénonçant l’accointance ténue entre les médias et les pouvoirs politiques. Le visuel, selon l’ancien critique de cinéma, c’est l’absence de l’autre, ou, plus exactement, un point de vue univoque sur une situation particulière. Soit une non-dialectisation des images ou d’un cas spécifique. Chaque image, ou plan, est dénué de la moindre ambivalence. A l’instar d’une image publicitaire qui se présente telle quelle sans le moindre recul ou nuance. La prolifération d’images lors de la première guerre du Golfe, filmées du point de vue unique des forces de la coalition, a été à l’origine de plusieurs problématiques éthiques et esthétiques : quel fut le contrechamp visuel de celles-ci ? (Images aux fonds vert striées de tirs de missiles conférant à celles-ci une tonalité picturale proche de l’abstraction). Le peuple irakien, bien évidemment, qui, de fait, a le plus pâti de cette mise au ban «visuelle». Rabaissés à une entité non-figurative, réduits à un degré zéro d’altérité, les irakiens ont été purement et simplement absents du champ visuel présenté par les médias occidentaux. Or, et il est nécessaire de le rappeler, une présence physique dans le champ visuel atteste de sa présence « ontologique » dans ce cadre spatio-temporel défini. Être dans le cadre, c’est exister en tant qu’individu. Axiome « bazinien » dont il est nécessaire de rappeler le principe même, à l’heure d’une omniprésence de la publicité et des « mass-médias », soit l’ère de la manipulation des images.

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Synopsis : Irak, 2003. Peu avant l’invasion américaine, quasi imminente, Abbas Fadhel revient dans son pays natal afin de filmer sa famille, ses proches, dans l’attente inéluctable du conflit qui se profile. A la fois intimiste et pudique (du moins dans sa partie intérieure), le réalisateur livre une chronique, antérieure et postérieure à l’attaque des forces occidentales, du quotidien Baghdadi.

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Une dernière trace avant la destruction

La menace plane, le péril est imminent : les Etats-Unis ont déclaré la guerre à l’Irak suite à des accusations de possessions d’armes de destruction massive. Prétexte fallacieux bien évidemment mais qui permet de justifier la politique expansionniste des Etats-Unis. En dépit de la situation anxiogène, la vie continue malgré les invectives de George W. Bush et ses velléités belliqueuses : les examens de fin d’année sont maintenus, les enfants sont emmenés à l’école… Afin de se préparer à la guerre et à ses problèmes inhérents (pénurie, pillage…), les membres de la famille Fadhel s’approvisionnent en larges quantités de nourriture. Abbas Fahdel filme tout ceci avec la distance nécessaire, dénué du moindre caractère intrusif. Sans schéma préétabli, Fahdel se met au diapason des personnes filmées, selon leurs rythmes spécifiques. Il n’impose rien, il suit le mouvement. Morale d’un réalisateur qui déleste le rythme, voire le montage, du documentaire aux personnages, et en particulier à son jeune neveu, Haïdar (qui décédera tragiquement suite à des tirs inconnus).

Au gré de ses déplacements dans la ville, peu de temps avant la guerre, Fadhel enregistre les appréhensions des Bagdadis, selon une méthode documentariste proche d’un Jean Rouch. Récolter, conserver et garder une trace physique avant la destruction prochaine, ou l’essence même du cinéma selon André Bazin. Soit le principe suivant : le cinéma permet de capter et de maintenir une trace spirituelle des personnes filmées. De la même manière, durant l’occupation américaine (soit la deuxième partie du documentaire), Fadhel utilise un schéma narratif identique. Au hasard de ses pérégrinations, le réalisateur recueille des témoignages, paroles de différents passants et habitants de la capitale glanées de manière fortuite, victimes pour une partie d’entre eux d’exactions iniques perpétrées par l’armée américaine et autres pillards. Profitant de la présence de la caméra, ils expriment leurs griefs à l’encontre de l’armée d’occupation. La caméra devient le réceptacle, ou plutôt l’enregistreur, des revendications des personnes interrogées.

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Après la chute, la parole se libère

Suite à la chute du dictateur Saddam Hussein, les langues se délient. Au sein de la situation chaotique du pays, des prises de positions discordantes sont exprimées à même la rue. Les irakiens se réapproprient la parole qui fut, l’on s’en doute, trop longtemps bridée sous l’ère dictatoriale. D’aucuns regrettent la disparition de Saddam Hussein, seul garant selon eux de l’ordre et de la sécurité. D’autres, au contraire, satisfaits de cet état de fait restent, en revanche, circonspects quant à la suite des événements.

Nul doute que Serge Daney – dont Abbas Fadhel fut un ancien élève – eût apprécié ce documentaire dont la morale se trouve en phase avec ses préoccupations esthétiques et éthiques : redonner une visibilité à des personnes dont l’existence est opprimée pour diverses raisons. Un documentaire se doit d’être un «refuge» aux exclus du système, du moins constituer un écrin visuel aux petites gens, les sauver de l’oubli et de l’oppression étatique. Là où on désire les maintenir dans l’ombre, la caméra permet de les «remettre» en lumière. En revanche, certaines séquences eussent méritées d’être élaguées mais justement c’est dans cette dilatation du temps mort, caractéristique de ces saynètes, que le hasard, l’imprévu, et donc la vie, apparaît au sein de celles-ci. C’est lorsque rien n’est calculé, ou planifié par le metteur en scène, qu’une certaine authenticité fait jour. Miracle du hasard contribuant à insuffler un peu de vivant.

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Conclusion

Avec cette chronique passionnante de la ville de Bagdad durant une période charnière de son Histoire, Abbas Fadhel nous donne à voir un pan de la ville, et de ses habitants, sous un angle différent de ce que l’on peut voir dans une grande majorité de médias occidentaux. A la fois éprouvant et âpre mais aussi porteur d’une certaine beauté lorsque de jeunes enfants, victimes innocentes de la guerre, passent devant le champ de la caméra, le sourire aux lèvres.

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