Critique : L’Œil du tigre

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L’Œil du tigre

France, 2018
Titre original : –
Réalisateur : Raphaël Pfeiffer
Scénario : Raphaël Pfeiffer et Emmanuel Clémenceau
Distribution : Rezo Films
Durée : 1h18
Genre : Documentaire
Date de sortie : 19 décembre 2018

Note : 3/5

« Eye of the Tiger », c’est l’hymne volontariste de toute une génération, voire l’expression d’un état d’esprit véhiculé par des héros plus grands que nature pendant les deux dernières décennies du XXème siècle. Adopter la traduction française du titre de cette chanson emblématique de Rocky III pour un documentaire sur une femme handicapée qui surmonte d’innombrables obstacles afin d’accomplir son rêve sportif, cela aurait pu susciter de l’appréhension, surtout quand on sait que le prochain film de Raphaël Pfeiffer s’appellera Stallone. Or, L’Œil du tigre est, à l’image de son personnage central, une formidable célébration de la vie, sans prétention, ni fanfaronnade, mais au contraire empreinte d’une ténacité et d’une modestie qui forcent subtilement le respect. Car le parcours de Laurence Dubois, une mère de famille non-voyante qui pratique avec passion l’art martial vietnamien du Vovinam Viet Vo Dao, a beau être exemplaire, à aucun moment le ton mesuré du documentaire ne cherche à recourir à la manipulation par voie d’attendrissement. C’est l’histoire d’une femme prête à tout pour atteindre ses objectifs, sans pour autant négliger ses responsabilités de mère et d’épouse, le fait qu’elle soit lourdement handicapée passant de plus en plus à l’arrière-plan, au fur et à mesure que nous nous familiarisons avec son quotidien presque ordinaire.

P.S. : Suite à la publication de ce texte, il nous a été gentiment demandé d’y faire mention de la sortie du documentaire en audiodescription, financée par la fondation Visio. Ce procédé, de plus en plus répandu en France, permettra à un maximum de spectateurs déficients visuels ou aveugles de le découvrir en salles. Une initiative des plus louables que nous soutenons sans hésitation !

© GoGoGo Films Tous droits réservés

Synopsis : Laurence, bientôt la cinquantaine, vit avec son mari agriculteur Philippe et ses deux fils Lucas et Théo au cœur de la Mayenne. Elle s’entraîne consciencieusement avec son club d’arts martiaux, afin de décrocher les diplômes des différents niveaux d’expertise et peut-être même un jour un titre de championnat. Une tâche rendue d’autant plus ardue à cause de la cécité totale de Laurence depuis près de dix-sept ans.

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Une jeune femme en titane

Peu importe que ce soit dans le cadre de la fiction ou d’un documentaire, la réussite d’un film dépend en grande partie de sa capacité à créer une symbiose entre le fond et la forme. De ce point de vue-là, L’Œil du tigre s’acquitte plutôt prodigieusement du défi de nous faire marcher pendant une heure dans les pas d’une femme, à qui le sens essentiel pour l’appréciation du cinéma fait défaut. Il y parvient sans recourir au dispositif trop facile de l’écran noir, ni à une importance accrue accordée à la bande son. L’immersion se fait davantage par le biais de l’observation, certes très pauvre en termes d’enjeux dramatiques, mais d’autant plus redoutable, lorsqu’il s’agit de montrer Laurence dans sa vie de tous les jours, étonnamment autonome pour quelqu’un qui ne dispose plus d’aucun courant visuel, comme elle l’exprime elle-même. C’est alors que toute la noblesse si humble de la démarche du réalisateur se manifeste, puisque la thématique fortement chargée du handicap devient de plus en plus secondaire, au profit du portrait sans fard d’une femme exceptionnellement forte. Les détails attendrissants de la biographie de cette combattante hors du commun dans tous les domaines de l’existence importent par conséquent aussi peu ici que son éventuelle philosophie de vie édifiante. Car sa force de caractère, sur le tatami et à la ferme, suffit amplement à nous la rendre hautement sympathique.

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L’enfer des devoirs

Autour d’elle, la vie continue en effet : les vaches doivent être traites, les fêtes familiales célébrées, le linge accroché et les cheveux des enfants coupés. A la plupart de ces activités, Laurence participe sans que son insuffisance visuelle ne la gêne plus que ça. Ainsi, ce sont plus sa discipline personnelle, qu’elle cherche indirectement à transmettre à sa progéniture, et son ambition sportive qui la guident, que la conscience larmoyante de toutes les choses qu’elle ne peut plus faire depuis qu’elle est aveugle. Des larmes coulent cependant au cours de ces quelques mois passés au plus près de la famille Dubois. Mais ce sont le plus souvent des larmes de joie de la part d’une personne qui, malgré son franc-parler, ne s’est pas laissé aigrir par son destin. Des moments d’humiliation suprême, il a dû y en avoir dans sa vie difficile, même si la séquence la plus éprouvante du film, le récit de son agression sexuelle à la plage, relève au moins autant des effets pervers du machisme que d’une discrimination ciblée des personnes handicapées. Dans l’ensemble, c’est néanmoins l’intensité de sa vie qui prévaut, son orgueil attachant de réussir des enchaînements de mouvements qu’une consœur voyante ne ferait pas mieux qu’elle, tout comme l’affrontement serein de ses frustrations de mère. Ces dernières paraissent être égales à celles de femmes, qui se rendent peut-être compte un peu plus vite que leur gamin a fugué pour échapper à la corvée à peu près ludique des devoirs.

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Conclusion

A la fin de la projection de L’Œil du tigre, la lumière ne s’est pas rallumée. Pure coïncidence ou intention pédagogique passablement maléfique ? Peu importe, puisque rien que le fait de devoir chercher la sortie dans la pénombre nous a rappelé à quel point notre vie dépend de la faculté visuelle. Laurence Dubois, quant à elle, ne voit plus rien depuis longtemps. Qu’à cela ne tienne, elle fonce plus que jamais pour faire ce qu’elle a envie de faire. Elle ne cherche pas à être un modèle, puisque sa modestie innée et son emploi du temps chargé le lui interdisent d’emblée. Par conséquent, cette femme d’exception constituerait le sujet idéal pour un documentaire, à condition que celui-ci ne cherche pas à tirer la couverture vers lui, à trahir la banalité assumée de Laurence par quelque mise en scène tendancieuse que ce soit. Un exploit en retenue que Raphaël Pfeiffer a relevé avec une grande efficacité affective.

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