Livre : J’ai oublié (Bulle Ogier)

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J’ai oublié
France, 2019
Titre original : –
Autrice : Bulle Ogier avec Anne Diatkine
Éditeur : Éditions du Seuil
233 pages
Genre : Récit autobiographique
Date de parution : 19 septembre 2019
Format : 143 mm X 205 mm
Prix : 19 €

3,5/5

Dans la bibliothèque municipale de notre quartier, « J’ai oublié » est rangé non pas parmi les biographies, mais juste à côté, avec les récits. Nuance ! De même, chez son éditeur, ce qui s’apparente malgré tout à l’autobiographie de l’actrice Bulle Ogier est paru dans la collection Fiction et compagnie, comme si la part de vérité y était à prendre avec des pincettes. Et effectivement, on a très vite abandonné de compter les déclinaisons du verbe oublier au fil de ce récit à la forme plutôt libre, mettant donc constamment en exergue la mise en garde que ce qui suit aurait été filtré par les omissions de la mémoire. Néanmoins, l’image globale qui ressort de ces deux cents pages extrêmement plaisantes à lire n’est point celle d’une fabulatrice invétérée. Au contraire, l’actrice au parcours atypique y apparaît comme une femme modeste et pudique, grâce au ton sans fard, ni fanfaronnade avec lequel elle conte son histoire.

Son histoire, c’est en quelque sorte celle d’une fausse bohémienne. Celle-ci a certes fait partie intégrante de la scène du cinéma français à dominante artistique à partir de la fin des années 1960, en fréquentant abondamment Marc’O, Jacques Rivette, Bernadette Lafont et Marguerite Duras, sans compter les nuits de fête dans les lieux les plus branchés de la planète. Mais en même temps, elle a su vieillir avec une certaine sagesse et beaucoup de dignité, le coup d’éveil brutal ayant été la disparition soudaine de sa fille Pascale à l’âge de 25 ans en 1984. Cette nostalgie aussi tragique que touchante de la mère en deuil sous-tend l’ensemble du livre. Toutefois, Bulle Ogier n’en parle ouvertement qu’à la tout fin, quand l’heure des bilans et des déclarations d’amour détournées à son compagnon Barbet Schroeder est venue. Auparavant, elle nous embarque avec une élégance d’écriture marquée dans le voyage passionnant d’une vie mouvementée, sur grand écran et au théâtre.

L’Amour fou © 1969 Pierre Zucca / Cocinor / Les Films Marceau / Les Films du Losange Tous droits réservés

Synopsis : La vie de l’actrice française Bulle Ogier, née en 1939, depuis son premier travail chez Chanel, en passant par ses premières expériences au cinéma chez Marc’O et Jacques Rivette, la reconnaissance internationale insoupçonnée grâce à La Salamandre de Alain Tanner, sa rencontre avec le réalisateur débutant Barbet Schroeder et leurs aventures à l’autre bout du monde, ses amitiés avec l’actrice Bernadette Lafont et la femme de lettres Marguerite Duras, la perte de sa fille Pascale et le retour au théâtre des Amandiers de Patrice Chéreau, jusqu’à ses dernières années de vie dans son appartement encombré du côté de l’avenue Pierre-1er-de-Serbie.

La Salamandre © 1971 Filmograph S.A. / Forum Films / Tamasa Distribution Tous droits réservés

Vrais souvenirs et faux oublis

J’ai oublié ceci, j’ai oublié cela et, de surcroît, je ne me souviens plus de telle chose : pour une personne proche de ses quatre-vingts ans au moment de l’écriture de « J’ai oublié », paru à la rentrée 2019, Bulle Ogier emploie amplement ce genre de petite phrase d’introduction, censé tout relativiser ou presque. Tandis que sa répétition systématique au début du livre pourrait provoquer une certaine frustration chez le lecteur, elle campe malgré tout avec adresse le cadre d’une subjectivité parfaitement assumée. Attention, paraît vouloir nous dire Ogier, je fais de mon mieux afin de retracer les stations de ma vie, mais ne vous étonnez pas trop si le chemin ne s’avère pas tout à fait linéaire et fiable en fin de compte. Aucune duplicité n’est alors à l’œuvre de sa part mais, au contraire, la conscience lucide que, des années après les faits, il est impossible d’en reproduire le déroulé avec exactitude. Autant se concentrer dès lors sur les choses qui l’ont marquée, qui sont les réverbérations joliment vagues d’une mémoire qui flanche.

Mais rien que de celles-là, le livre et son découpage libre aux chapitres à la durée variable en regorgent. Puisque ni l’ordre chronologique, ni l’exhaustivité ne figurent parmi les ambitions littéraires de l’autrice, cette dernière cultive avec une aisance remarquable le passage du coq à l’âne. Ce sont autant de flashs de son esprit qui s’y manifestent, des souvenirs de tournage rocambolesques aux rencontres décisives pour une carrière d’actrice nullement préméditée. En effet, toute l’humilité de Bulle Ogier se fait jour dans les remarques sur son métier qui rythment le récit à intervalles irréguliers. Elle a beau disposer d’une conscience professionnelle sans faille, allant jusqu’à terminer des prises de vue en plein soulèvement de mai ’68 ou retournant sur scène très peu de temps après avoir appris la disparition de sa fille, à aucun moment, elle ne donne l’impression d’être dévorée par l’ambition de faire carrière ou par le projet illusoire de bâtir un corpus de films et d’interprétations pour la postérité.

Maîtresse © 1976 Gaumont / Les Films du Losange Tous droits réservés

Mélancolie et nonchalance

Non, ce beau portrait de femme à la première personne ne cherche nullement à gommer ses défauts, comme la paresse ou la phobie des conflits. Et plus que de l’enchantement, placardé sur la quatrième de couverture en tant qu’impression majeure à tirer de la lecture du livre, cette dernière nous a surtout inspiré une forte sympathie pour Bulle Ogier, une femme de son temps. Une femme qui a pris la vie tel qu’elle s’est présentée à elle : avec ses hauts du côté des amitiés et des moments de joie, voire de bonheur passés ensemble avec ses amis récurrents, et ses bas éprouvants, comme des viols dont juste des souvenirs diffus persistent ou bien, encore et toujours, la séparation des personnes auxquelles elle tenait le plus. Ce qui est somme toute une démarche des plus saines d’un point de vue psychologique, au lieu de se morfondre dans des regrets sur tel ou tel rôle qui lui aurait échappé.

De cela, Bulle Ogier ne parle finalement que très peu. Elle préfère passer en revue les artistes qu’elle a eu le privilège de croiser, en plus de ceux déjà cité plus haut, Luis Buñuel, Rainer Werner Fassbinder, Werner Schroeter, Agnès Varda, Xavier Beauvois, Tonie Marshall et Manoel De Oliveira. Une liste des plus prestigieuses qui ne sert cependant pas ici à caresser l’égo de la principale intéressée. Le but narratif de l’ouvrage consiste davantage à tous les intégrer, sans autre classement que celui – forcément partiel et subjectif – de l’amitié, dans un récit aussi ample qu’intimiste. Ce qui nous ramène au rangement peut-être pas si arbitraire, après tout, de « J’ai oublié » dans un registre en léger décalage avec le genre de l’autobiographie à son état le plus factuel. Toujours est-il que ce livre est effectivement porté par la grâce : celle d’une femme qui ne s’est probablement jamais fait d’illusions sur elle-même, mais qui a su préserver contre vents et marées afin d’arriver à bon port, c’est-à-dire à une vie vécue sans concessions.

La Bande des quatre © 1989 Pierre Grise Productions / Limbo Film AG / La Sept Cinéma / Les Films du Losange
Tous droits réservés

Conclusion

Il nous a été donné de croiser une fois Bulle Ogier par hasard. C’était lors d’une projection de presse au mythique Club Marbeuf, pour un film dont le nom nous échappe, sans doute distribué par les Films du Losange, à l’époque encore géré par son mari Barbet Schroeder. En raison de la salle pleine, l’actrice, déjà assez âgée, a dû se contenter modestement d’un tabouret à l’écart des fauteuils confortables. Elle le faisait sans se plaindre, jusqu’à ce qu’un confrère plus généreux que nous lui laisse sa place. Cette petite anecdote et l’état d’esprit qui transpire dans « J’ai oublié » nous confortent dans notre avis que les qualités humaines de Bulle Ogier se situent au moins au même niveau élevé que sa carrière exemplaire de comédienne hors des sentiers battus. A l’image de la sensation d’une éternelle surprise à chaque nouvelle page tournée, où l’on ne sait jamais tout à fait en avance où le récit d’une vie hors normes nous emmènera.

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