Critique : Le Silence (Ingmar Bergman)

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Le Silence

Suède, 1963
Titre original : Tystnaden
Réalisateur : Ingmar Bergman
Scénario : Ingmar Bergman
Acteurs : Ingrid Thulin, Gunnel Lindblom, Jörgen Lindström
Distribution : Carlotta Films
Durée : 1h36
Genre : Drame
Date de sortie : 24 octobre 2018 (Reprise)

Note : 3,5/5

A bien des égards, Le Silence est un film bergmanien par excellence : formellement prodigieux, il véhicule une vision fermement pessimiste du monde, à travers son histoire où la décomposition touche encore plus les rapports entre les personnages que les corps. Tout y est poisseux, malsain et tortueux, puisque personne n’y apporte une touche infime de beauté innocente. Au mieux, quelques éclats d’étrangeté y dévient la gravité du propos vers des spectacles bizarres de nains espagnols ou bien du côté du vieux serveur complètement à part, que l’on ne s’étonnerait pas de retrouver dans l’univers de Jacques Tati avec toute sa gaucherie qui ne change en fin de compte rien à l’ambiance gangrenée. Car dans l’ensemble, le récit est une litanie fascinante d’amères reproches, suivies de provocations pas moins destructrices, un véritable cercle vicieux auquel ni les trois personnages principaux, ni le spectateur ne sauront échapper indemnes. Le minimalisme de l’intrigue ne semble avoir pour vocation que d’insister sur le caractère inéluctable de la situation, ainsi que sur ces terribles difficultés de communiquer qui enveniment une dynamique familiale exceptionnellement délétère. Dans ce jeu du chat et de la souris, des couloirs déserts opposés aux loges sexuellement surchargées, le tour de force de l’interprétation de Ingrid Thulin fait office de point focal, voire de paroxysme, entièrement fidèle au nihilisme que Ingmar Bergman cultive ici de façon extrêmement bluffante.

Synopsis : Le voyage en train de Ester et Anna, accompagnées par Johan, le fils de cette dernière, est interrompu par la maladie d’Ester. Les sœurs s’installent dans un hôtel dans la ville étrangère de Timoka, en pleins préparatifs de guerre. Pendant que Ester se repose dans sa chambre et que son neveu erre seul dans le bâtiment, Anna sort à l’extérieur, où elle fait toutes sortes de rencontres.

Les voyeurs

Le secret pèse longtemps sur les tenants et les aboutissants de l’histoire du Silence. En fait, vous quitterez probablement la salle de cinéma avec moins de certitudes que vous aviez au moment d’y être entrés, tellement Ingmar Bergman excelle dans son film à jouer avec nos attentes, à brouiller nos repères jusqu’à les rendre méconnaissables. Écrire qu’il s’agit d’une œuvre profondément langoureuse ne relève donc point de l’exagération. Pourtant, on souffre vivement dans cette guerre des nerfs, immorale à souhait. Sauf que les différents excès libidineux, vécus soit ouvertement, soit en cachette selon les règles de l’art d’une pudeur en bout de course, infectée depuis trop longtemps par des désirs inavoués, n’y font qu’accentuer encore le malaise jusqu’à l’insoutenable. Tout le monde y jette un regard méfiant sur l’autre. Tout le monde désire de loin et se défile avec mesquinerie et lâcheté, dès qu’il faudra assumer ces sentiments contraires aux bonnes mœurs. Beaucoup de choses pourraient en effet être analysées dans le jeu savant que la mise en scène mène à la fois avec les yeux des comédiens, au regard souvent suspendu dans un état d’incompréhension grotesque, et à plus forte raison avec les nôtres, tour à tour émerveillés par les trouvailles plastiques de la photographie magnifique de Sven Nykvist et déboussolés par ce que la beauté esthétique cache de si monstrueux.

Pourquoi tu ne vis / meurs pas ?

Amies, amantes ou tout simplement sœurs ? Le lien entre Ester et Anna ne devient à peu près clair que très tardivement au cours du film. Auparavant, le déclin en parallèle, physique pour la première et moral pour la deuxième, aura suffi à semer un trouble tenace au sein de cette fratrie impossible. La vulgarité des actions respectives de ces personnages, qui annonçaient d’ores et déjà une représentation de plus en plus libérée de l’identité féminine dans le cinéma des années 1960, a moins tendance à les rabaisser qu’à leur apporter une touche de modernité décomplexée. Masturbation, pulsions incestueuses et autres mises en scène coquines y jouent le rôle précieux de contrepoids à la lourdeur vaguement philosophique du ton. Tiraillées entre toutes sortes de tentations inavouables, ces femmes sont néanmoins réduites à la lente agonie de ceux et de celles qui n’ont plus rien à perdre. Ainsi, elles ont beau s’entre-déchirer à petit feu, cette mascarade de la confrontation viscérale par températures élevées ne fait plus trop illusion par rapport à leur ruine intérieure. Chacune d’entre elles s’engage dans un mouvement de fuite, l’alcool et les subterfuges du langage pour Ester, le vagabondage sexuel pour Anna, qui maquille tant bien que mal le fait qu’il n’y a plus rien à sauver ni chez l’une, ni chez l’autre. Sans réelle surprise, cette vacuité existentielle a commencé à se propager jusqu’à la progéniture, à travers ce portrait d’enfant pas moins désolant et déroutant que celui de ses aînées, de faux exemples que Johan suit pourtant sans broncher dans leur oisiveté vénéneuse.

Conclusion

Les photos emblématiques issues du Silence ne manquent pas, dès qu’il s’agit d’illustrer tel ou tel ouvrage sur le monstre sacré Ingmar Bergman. Et en effet, ce film dur à digérer, mais oh si passionnant et redoutable dans son démontage du cocon familial, englobe la majorité des préoccupations du réalisateur à ce moment-là de son parcours artistique. Il y dresse le bilan très sombre d’un monde à fleur de peau, pour lequel il est définitivement trop tard pour aspirer au salut et qui se complaît par conséquent dans une sorte de dégringolade potentiellement baroque, si ce n’était pour la pureté nordique avec laquelle Bergman a conçu la totalité de ses films.

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