Notturno
Italie, France, Allemagne, 2020
Titre original : Notturno
Réalisateur : Gianfranco Rosi
Scénario : Gianfranco Rosi
Distributeur : Météore Films
Genre : Documentaire
Durée : 1h40
Date de sortie : 22 septembre 2021
3/5
Combien de cycles médiatiques sont passés depuis que l’attention mondiale s’est détournée de la situation conflictuelle sur le sol syrien ? Des dizaines, voire des centaines ? Toujours est-il que tellement de choses se sont passées depuis la victoire supposée sur l’état islamique qu’on aurait facilement tendance à oublier que, pour les gens sur place, la guerre continue par d’autres moyens. Une sorte de maître officiel du documentaire européen grâce à son Lion d’or à Venise pour Sacro GRA en 2013 et son Ours d’or à Berlin pour Fuocoammare Par-delà Lampedusa trois ans plus tard, Gianfranco Rosi s’est rendu pendant trois ans sur ce terrain miné. Il en a ramené de très belles images, qui en disent long sur les séquelles dans les esprits et dans la chair chez les victimes du régime de la terreur. Or tout le dilemme de Notturno se situe là, dans le décalage manifeste entre sa splendeur visuelle et son fond plus vague, davantage contemplatif que régi par une quelconque ambition narrative.
Ainsi, il y a certes un nombre raisonnable de personnes et de décors récurrents pour ordonner le récit. Mais aucun d’entre eux n’a pour fonction annexe d’ajouter plus qu’une facette bénigne à cette mosaïque d’une terre en friche après le départ des tortionnaires. De même, la pertinence de la sélection est variable, avec le point émotionnellement fort du côté des mères meurtries et des enfants traumatisés, tandis que l’accompagnement de la création d’une pièce de théâtre dans un asile psychiatrique nous paraît déjà plus discutable. Si ce n’était pour l’impact de l’esthétique superbement soignée, on aurait donc facilement pu décrocher de ce documentaire. Car il n’apporte en fin de compte qu’un écho au propos à peine perceptible, en guise d’épilogue du traitement cinématographique antérieur de ce conflit sanglant.
Synopsis : Après avoir filmé la tragédie des réfugiés sur le sol italien dans son documentaire précédent, le réalisateur Gianfranco Rosi tourne le long des frontières de l’Irak, du Kurdistan, de la Syrie et du Liban. Il tente ainsi d’illuminer de rencontres et d’images de la vie quotidienne cette nuit qui paraît infinie parmi les signes de violence et de destruction.
Après la guerre
Des ruines à perte de vue. Aucune maison, aucune rue montrée dans Notturno ne semble avoir résisté au rouleau compresseur de l’occupation par Daech. Elles sont les vestiges impossibles à ignorer d’une rage destructrice contre laquelle la vie, dans ce qu’elle a de plus essentielle, ne peut se défendre que jusqu’à un certain point. Tout ce qu’il reste aux survivants, c’est d’arpenter les couloirs de la mort, comme ces femmes en deuil au début du film. Elles vont de pièce en pièce dans une ancienne prison, en quête de souvenirs, aussi abstraits soient-ils, de leurs maris et fils. Ceux-ci ont été torturés et assassinés là, où désormais seuls des amas de pierres et des murs criblés d’impacts de balles témoignent encore de l’horreur passée.
Les forces militaires restées sur place n’y ont plus d’autre utilité que de s’entraîner au petit matin ou de se mettre en formation de véhicules blindés afin d’escorter un convoi. Aux points de contrôle, ces derniers sont quasiment inexistants dans un pays qui tourne au ralenti, tel un patient pas encore émergé du coma après une lourde opération. Alors que les femmes combattantes restent en alerte, leurs pendants masculins commencent déjà à se plaindre de ce qui ressemble beaucoup à des maladies professionnelles, par exemple un lumbago à force de rester coincé derrière une mitraillette en panne d’usage. La tempête est passée, en somme, mais ce n’est pas pour autant que la vie serait d’ores et déjà revenue à la normale.
Sans paroles
Car ce qui frappe avant tout dans ce documentaire, c’est à quel point la douleur y est intériorisée. Faute de quelque texte ou commentaire explicatif que ce soit, le spectateur y est au moins en partie dépendant des rares expressions verbales d’un traumatisme profond. A ce sujet, les confidences des enfants, qui ont vu de multiples actes de barbarie et qui osent à peine se confier à leur maîtresse, sont d’une valeur inestimable, si l’on veut envisager le long chemin épineux à parcourir pour reconstruire cette région si durement touchée. Au moins, ces victimes directes peuvent bénéficier d’un suivi psychologique à peu près adéquat, alors que d’autres, comme la mère qui écoute en boucle sur son téléphone les messages vocaux de sa fille enlevée, restent seuls avec leur douleur. Il relève par conséquent d’une certaine logique que l’élément le moins satisfaisant du film de Gianfranco Rosi est la répétition verbeuse d’une pièce de théâtre par des malades mentaux.
Sinon, Notturno abonde d’images de cinéma à la beauté tragique. En plus de jouer adroitement sur les notions de groupe et d’individu, elles en disent plus long sur la misère pérenne qui frappe la population que tous les discours démagogues ou édifiants réunis. Que ce soit la route improvisée à travers un fleuve qui réclame progressivement son dû, le ballet involontaire des prisonniers djihadistes en tenue rouge dans la cour de la prison ou bien les balades solitaires en bateau dans des deltas éclairés la nuit seulement par le feu des puits de pétrole au loin : le talent visuel de la mise en scène y est pleinement évident. Dommage alors qu’il n’affiche pas une volonté légèrement plus grande de se mettre au service d’un propos moins passivement observateur.
Conclusion
Notre dernier film au Festival de La Roche-sur-Yon nous a une fois de plus confirmé la tenue excellente de la sélection cette année ! Notturno n’est certes pas le documentaire ultime, épique et intimiste à la fois, sur les dessous de la guerre de Syrie depuis le point de vue de la population civile, largement démunie face aux événements. Mais Gianfranco Rosi y fait néanmoins preuve d’une acuité visuelle hors pair, capable de conférer une expression picturale saisissante à l’horreur indicible de la guerre, où qu’elle ait lieu.