Critique : La Dérive des continents [au sud]

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La Dérive des continents [au sud]

Suisse, France, 2022
Titre original : –
Réalisateur : Lionel Baier
Scénario : Lionel Baier, Laurent Larivière, Julien Boissoux et Marina De Van
Acteurs : Isabelle Carré, Théodore Pellerin, Ursina Lardi et Tom Villa
Distributeur : Les Films du Losange
Genre : Satire
Durée : 1h30
Date de sortie : 24 août 2022

3/5

Qui s’intéresse encore au sort des immigrés qui traversent la Méditerranée au péril de leur vie, dans l’espoir de plus en plus illusoire de trouver la prospérité sur le continent européen ? Plus personne, on a bien peur. La tragédie des noyés au cours de la traversée, la misère dans les camps en Italie ou en Grèce : elles sont rentrées depuis longtemps dans le quotidien cruel des cycles médiatiques, trop rapidement frustrés par la répétition et l’étirement dans le temps pour y faire attention. Ce statu quo est désormais administré sans états d’âme, en attendant que les prochaines élections législatives en Italie à la fin de ce mois-ci déclencheront un tour de vis supplémentaire contre l’immigration clandestine.

Dans La Dérive des continents [au sud], cette gestion de la crise sur la durée trouve une forme filmique presque jubilatoire ou en tout cas bien plus ironique que la réalité ne se présente probablement sur le terrain. Une question d’humour suisse sans doute, dont le réalisateur Lionel Baier n’abuse guère. Bien au contraire, puisque son sixième long-métrage à sortir au cinéma en France joue avec adresse le double jeu du brûlot contre l’injustice sociale et du huis-clos intimiste entre une mère indigne et son fils rebelle qui n’ont en apparence plus grand-chose à se dire.

Dans ces rôles à peine originaux sur le papier, Isabelle Carré et Théodore Pellerin excellent. Ils y parviennent justement parce que leurs personnages se laissent trop facilement dépasser par les événements, qu’ils ne savent pas, ni l’un, ni l’autre, se défaire de l’emploi que la société leur a attribué d’office. Dès lors, entre la fonctionnaire consciencieuse et l’activiste remonté à bloc, de belles failles affectives peuvent s’ouvrir. Pourtant, elles s’inscrivent sans exception dans la lecture pour le moins satirique d’un contexte, qu’un traitement à la tonalité plus grave n’aurait pas forcément rendu plus poignant.

© 2022 Simona Pampallona / Bandita Films / Rita Productions / Les Films du Losange Tous droits réservés

Synopsis : Au début de l’année 2020, Nathalie Adler est en mission pour l’Union Européenne à Catane en Sicile. Elle est censée y encadrer la visite de la chancelière allemande Angela Merkel et du président français Emmanuel Macron dans un camp de réfugiés. Alors que les préparatifs se heurtent aux premiers obstacles, Nathalie découvre par hasard que son fils Albert est également présent dans le camp en tant que militant engagé auprès d’une ONG. Même si le temps lui manque, la fonctionnaire tente de renouer avec son fils qu’elle avait abandonné à sa demande neuf ans plus tôt.

© 2022 Simona Pampallona / Bandita Films / Rita Productions / Les Films du Losange Tous droits réservés

Réveille-toi et respire !

Si la construction européenne veut continuer à fonctionner tant bien que mal, tout devra y être réglé au millimètre près. Rien ne devra y être laissé au hasard, ni le rappel d’éteindre la lumière et de fermer la porte à clé avant de quitter son appartement, ni l’impact médiatique d’une visite soi-disant improvisée au cours de laquelle la classe dirigeante fera preuve de générosité envers de pauvres migrants parqués dans des tentes. Le moindre grain de sable sera préjudiciable à cette façade luisante, derrière laquelle se cache un bouillon de cultures et d’humanité si difficile à contenir.

Le personnage principal de La Dérive des continents [au sud] est lui-même à l’image de cette course à la perfection, Nathalie n’ayant jamais le temps de bien faire les choses, avant qu’un autre imprévu ne vienne anéantir ses plans. Cette reine de l’improvisation a certes un solide bagage linguistique pour s’adapter aux situations les plus cocasses, comme au moment de la belle séquence du tour guidé en bus de touristes chinois. Mais en même temps, elle donne l’impression de ne jamais être tout à fait à la hauteur des exigences professionnelles et privées qu’elle s’est fixées elle-même.

Dans ce rôle quelque part entre le chaos intérieur et la résignation sage, Isabelle Carré incarne de manière nuancée une femme à la fois forte et fragile. Parfois seule aussi, comme si le monde se dérobait à elle, comme si tous les garde-fous qu’elle avait soigneusement mis en place ne servaient en fin de compte à rien. Il s’agit sans aucun doute d’un personnage complexe, happé par les choses qui lui arrivent et néanmoins en mesure d’y apporter sa petite touche personnelle. Quitte à faire le grand écart entre la mise en scène visuelle et la manifestation de son indignation intime, quand l’heure est venue de rendre hommage aux réfugiés disparus en mer. Au fil du récit, la narration aménage à Nathalie ces moments d’un sursaut silencieux, à l’image d’une femme qui ne sait visiblement plus trop où elle en est.

© 2022 Simona Pampallona / Bandita Films / Rita Productions / Les Films du Losange Tous droits réservés

Cacophonie et dialogue de sourds

L’élément déclencheur de cette prise de conscience peut-être trop tardive, c’est la rencontre impromptue avec son fils. Aucune complicité innée ne vient adoucir ces retrouvailles tempêtueuses. Car plus rien ne va entre cette mère qui semble vivre exclusivement pour son travail et sa progéniture, animée par une rancune à vif et simultanément passionnée par le même champ d’activité qu’elle. Sauf que cet enfant impossible poursuit une trajectoire bien plus en accord avec sa génération, constamment en posture d’opposition à celles qui l’ont précédé.

Indéniablement un opportuniste de premier ordre, Albert voit rapidement son impression initiale auprès des spectateurs se dégrader. Et s’il n’était pas uniquement ce pauvre fils traumatisé par la séparation, à qui l’acteur canadien Théodore Pellerin confère une dose considérable de charme ? S’il cultivait en cachette un côté presque monstrueux ou en tout cas lâche et manipulateur, toujours à l’affût d’occasions pour se mettre en avant et accessoirement nuire à sa mère ?

Heureusement, la réalisation de Lionel Baier s’abstient très largement d’un manichéisme primaire opposant ces deux personnages. Elle s’emploie plutôt à dégager des terrains d’entente, aussi bancals et éphémères soient-ils. Ainsi, Nathalie et Albert ont beau évoluer dans des univers assez hermétiquement imperméables, ne serait-ce que d’un point de vue idéologique, ils recherchent de temps en temps des parenthèses globalement salutaires à la crevaison de l’abcès qui envenime leur relation depuis tant d’années. Parfois, il leur arrive de se perdre en chemin et le film avec eux (des séquences oniriques, ça se fait encore ?!). Mais dans l’ensemble, on suit avec beaucoup de plaisir ces jours de calme trompeur avant la tempête de la crise sanitaire, incluse avec une adresse malicieuse à la tout fin du film.

© 2022 Simona Pampallona / Bandita Films / Rita Productions / Les Films du Losange Tous droits réservés

Conclusion

La bella Sicilia, est-elle en premier lieu destinée aux touristes, aux réfugiés, aux autochtones perturbés par tant d’animation ou aux officiels du mastodonte européen qui y passent en coup de vent afin de bien se pavaner dans les médias ? Après avoir vu le majoritairement jouissif La Dérive des continents [au sud], on pourrait arriver à la conclusion que cette île à mi-chemin entre l’Afrique et l’Europe est à la fois à tout ce beau monde et à personne. Toute la qualité du film de Lionel Baier réside alors dans son refus catégorique de prendre parti pour quiconque, s’évertuant au contraire à s’assurer que tout le monde en prend équitablement pour son grade. Avec un sens aigu pour les motifs à la valeur symbolique forte en prime, ce qui ne gâche en rien notre plaisir !

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