Critique : La Belle de Rome

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La Belle de Rome

Italie, 1955
Titre original : La bella di Roma
Réalisateur : Luigi Comencini
Scénario : Edoardo Anton, Luigi Comencini, Ettore Maria Margadonna et Massimo Patrizi
Acteurs : Silvana Pampanini, Alberto Sordi, Paolo Stoppa et Antonio Cifariello
Distributeur : Tamasa Distribution
Genre : Comédie
Durée : 1h39
Date de sortie : 8 mai 2024 (Reprise)

3/5

Dans l’Italie du milieu des années 1950, il n’y avait pas trente-six mille façons pour une femme de réussir. La société encore pleinement sous le joug d’un patriarcat archaïque ne prévoyait aucune voie de réussite au féminin sans le recours indispensable de la gente masculine. Par conséquent, dans La Belle de Rome, une comédie de mœurs parfaitement représentative de l’époque, le personnage principal n’arrive à réaliser ses ambitions modestes qu’au bout de moult revirements. Et même cette conquête d’une certaine autonomie de vie se fait au prix d’alliances éphémères, qui ne passeraient plus forcément l’examen du politiquement correct d’aujourd’hui. Il n’en reste pas moins que la mise en scène de Luigi Comencini mène ce récit rocambolesque à bon port, tout en tirant profit des comédiens à sa disposition.

Il y a, bien sûr, l’éternel Alberto Sordi, plus nerveux et dubitatif de ses pulsions libidineuses que jamais, avec face à lui, en guise d’épouvantail de vieillesse à éviter coûte que coûte, le pas moins légendaire Paolo Stoppa. Le personnage de ce dernier cultive encore des rêves du grand amour, alors que la routine quotidienne aux côtés de sa belle-sœur aurait dû l’avoir englouti corps et âme depuis longtemps. Celle qui est censée tirer son épingle de ce jeu truqué d’avance, d’ailleurs pas forcément à son avantage, est interprétée par Silvana Pampanini, une actrice très populaire à ce moment-là, dont la célébrité n’a guère survécu à l’épreuve du temps. Néanmoins, cette icône romaine sait parfaitement naviguer à travers une fosse aux lions, dans laquelle les hommes se croient irrésistibles, mais qui est gouvernée par les femmes, malgré les apparences.

© 1955 Lux Film / Studiocanal / Tamasa Distribution Tous droits réservés

Synopsis : Incapable d’éviter la prison à son fiancé de boxeur Mario, Nannina est bien obligée de gagner sa propre vie. Grâce à l’intervention du commerçant et mari infidèle indécrottable Gracco, elle décroche le poste de caissière dans le bistrot d’Oreste. Ce veuf voit l’opportunité d’échapper à l’influence néfaste de sa belle-sœur, qui l’ennuie beaucoup, en investissant une somme d’argent conséquente dans le projet de restaurant de son employée. Son engagement va jusqu’à demander la main de Nannina, prête à tout pour s’affranchir des hommes qui lui tournent autour.

© 1955 Lux Film / Studiocanal / Tamasa Distribution Tous droits réservés

Il y a quelque chose de joliment fourbe dans la manière avec laquelle Luigi Comencini ramène toujours l’attention vers son personnage principal féminin. Le récit a beau s’égarer temporairement vers les frasques plus ou moins pitoyables de ses pendants masculins – celui que Alberto Sordi incarne avec sa verve habituelle en tête –, il revient tôt ou tard vers l’accomplissement aussi lent qu’imperturbable du projet de Nannina. Tandis que les hommes se complaisent dans des postures indignes d’un Don Juan, prétendant que ce bel objet de leur désir soit à la disposition du plus offrant, la stratégie de réussite de cette femme passablement indépendante déjoue subtilement toute tentative de possession financière ou sociale de leur part.

Pour ce faire, le scénario ne l’investit certes pas d’un véritable état d’esprit féministe, puisqu’elle finit invariablement par courir après l’homme dont elle était amoureuse depuis le début, le séduisant Antonio Cifariello, lui aussi tombé aux oubliettes de l’Histoire du cinéma. Mais en fin de compte, c’est quand même elle la plus forte.

Dès lors, quels sont les garde-fous qui empêchent La Belle de Rome de devenir, à sa façon doucement divertissante, un manifeste en faveur de l’émancipation des femmes ? Tout d’abord le poids sacro-saint du mariage. Chaque personnage y est soumis ou presque, jusqu’au vieil employé célibataire de Gracco, qui remplit tant bien que mal le rôle de conscience morale de l’intrigue. Au détail près que, lui non plus, il ne se fait pas prier pour alimenter le moulin des médisances et autres ragots qui font bourdonner le quartier. Cette peur omniprésente du qu’en-dira-t-on oblige les mâles trompés et trompeurs à rester sur leurs gardes, bien que plus personne ne se fasse d’illusions sur leur probité morale. Heureusement, le ton enjoué de rigueur alors du côté du cinéma italien fait en sorte que toutes ces bifurcations soient négociées avec une adresse narrative toute relative.

© 1955 Lux Film / Studiocanal / Tamasa Distribution Tous droits réservés

Puis, plus préoccupante encore que la fidélité affectée aux liens du mariage, c’est l’obéissance aux lois de l’église catholique qui place cette comédie en apparence inoffensive dans un contexte social qu’on espère révolu, près de soixante-dix ans après la sortie de La Belle de Rome. Rien ne laissait présager une telle ferveur religieuse, tant que les personnages s’adonnaient à des manœuvres de séduction sans conséquences. Or, dès que les choses sérieuses commencent, le scénario prend définitivement le virage vers une mise en abîme morale dont seuls les plus vertueux sortiront indemnes. Ainsi, le seul sursaut dramatique de l’histoire – un soir, le fils de Gracco a disparu et ses parents se font un sang d’encre, à tel point qu’ils font séparément des vœux solennels auprès de la vierge – y sert de prétexte pour tout un discours moralisateur.

Pire encore, à la suite d’une longue séquence paresseusement théâtrale, au cours de laquelle Gracco tente de rompre une fois pour toutes avec sa maîtresse nullement assumée, les bonnes sœurs font leur entrée en scène. D’abord discrète, leur présence cumule dans une prière du rosaire collective, qui est censée crever tous les abscès qui ont pu pulluler entre les personnages aux attentes divergentes. Sauf que ce subterfuge narratif aux forts accents tendancieux ne fait que remettre le récit dans le droit chemin de la vertu, duquel il avait si vaillamment tenté de s’écarter jusque là. Ce qui signifie que ni le peuple italien, ni son cinéma n’ont visiblement été en mesure à ce moment-là de concevoir une histoire de femme, au bout de laquelle l’héroïne ne se verrait pas contrainte de se conformer au statu quo de la suprématie masculine.

© 1955 Lux Film / Studiocanal / Tamasa Distribution Tous droits réservés

Conclusion

La qualité indiscutable de La Belle de Rome réside dans sa capacité à jouer le double jeu de la comédie sociale légèrement ironique et de la mise en question de cette même célébration à peine voilée de la domination de la femme par l’homme. Luigi Comencini n’était pas un réalisateur suffisamment visionnaire et iconoclaste pour réellement miner pareille construction sociale appelée à se réformer. Cependant, sa mise en scène solide aménage un espace filmique assez grand pour nous permettre d’entr’apercevoir au moins les premières belles fissures sur la façade du conformisme patriarcal, qui deviendront enfin béantes, dix, vingt, voire trente ans plus tard.

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