Critique : Ceux qui travaillent

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Suisse, Belgique : 2018
Titre original : –
Réalisation : Antoine Russbach
Scénario : Emmanuel Marre, Antoine Russbach
Interprètes : Olivier Gourmet, Adèle Bochatay, Louka Minnella
Distribution : Condor Distribution
Durée : 1h42
Genre : Drame
Date de sortie : 25 septembre  2019

4.5/5

Agé de 35 ans, Antoine Russbach a passé sa jeunesse à Genève. Il a ensuite suivi des études de réalisation/scénario à l’Institut des Arts de Diffusion de Louvain-La-Neuve, en Belgique. Après la réalisation de 2 court-métrages, Ceux qui travaillent est son premier long métrage. Présenté au Festival de Locarno en août 2018, il s’agit du premier volet d’une trilogie consacrée aux équivalents contemporains des 3 ordres de l’ancien régime : tiers-état, noblesse, clergé. Le deuxième volet devrait avoir pour titre Ceux qui combattent et le troisième, Ceux qui prient.

Synopsis : Cadre supérieur dans une grande compagnie de fret maritime, Frank consacre sa vie au travail. Alors qu’il doit faire face à une situation de crise à bord d’un cargo, Frank, prend – seul et dans l’urgence – une décision qui lui coûte son poste. Profondément ébranlé, trahi par un système auquel il a tout donné, le voilà contraint de remettre toute sa vie en question, ne serait-ce que pour sauver le seul lien qui compte encore à ses yeux : celui qu’il a réussi à maintenir avec sa fille cadette, Mathilde.

La chute d’un bourreau de travail

Frank n’a jamais fait d’études poussées, il n’a jamais obtenu de diplôme prestigieux, mais c’est un bourreau de travail et, petit à petit, il a réussi à se faire une place importante dans une compagnie de fret maritime basée à Genève. Sa femme, ses 5 enfants : il les voit de temps en temps, mais, pour lui, faire en sorte de leur fournir une vie confortable grâce à son salaire est plus important que d’être présent auprès d’eux et de leur donner de l’affection. Et puis, un beau jour, tout bascule : face à une situation très délicate,  il se retrouve, dans l’urgence, à devoir faire un choix entre deux solutions, l’une abjecte d’un point de vue humain, l’autre qui, financièrement, coûterait très cher à sa compagnie.  Le choix qu’il fait, la solution abjecte, lui coute sa place mais, finalement, vus son âge et son niveau de salaire, il est possible d’imaginer que la compagnie cherchait de toute façon à se débarrasser de lui et que l’autre choix aurait conduit au même résultat, sauf, bien sûr, d’un point de vue moral.

Qui est responsable ?

En écrivant et en réalisant Ceux qui travaillent, le but d’Antoine Russbach n’était pas de faire un film de plus s’acharnant sur un système économique qui serait foncièrement mauvais, sur une grande entreprise qui représenterait, comme toutes les autres,  l’antre du mal. Pour lui, de telles réalisations très manichéennes ne proposent pas de débouchés pertinents : Dans leur optique, nous ne sommes pas responsables du système économique, nous ne sommes pas responsables de ce que font les grandes entreprises et, de toute façon, face à tels monstres froids, que faire d’autre que baisser les bras ? Son but était donc de faire un film qui nous amène à nous interroger sur nos propres comportements : si ce système économique est mauvais, n’y sommes nous pas pour quelque chose, ne serait-ce qu’en tant que consommateur ? Quant à la gouvernance et au fonctionnement des entreprises, ne sont-ils pas, in fine, le résultat d’actions humaines, de nos actions ? Sans aller forcément jusqu’au choix abject que fait Frank, n’y a-t-il pas, à tous les niveaux de la hiérarchie, des décisions que nous pouvons prendre et qui ne sont pas en adéquation avec nos idéaux : non, simplement, on a pris cette décision parce qu’on a pensé que c’était ce qu’on attendait de nous ! Dans ce contexte, le prénom Frank n’est pas arrivé par hasard : il s’agit bel et bien d’une référence au monstre de Frankenstein, ce personnage créé par Mary Shelley à Cologny, tout près de … Genève. Frank est une créature que nous tous avons fabriquée, que l’on a tendance à condamner, mais dont, dans l’économie mondialisée dans laquelle nous vivons, nous aurions du mal à nous passer : ce sont des hommes comme lui qui font arriver jusqu’à nous le dernier smartphone fabriqué en Chine, les kiwis de Nouvelle-Zélande, les chemises bon marché fabriquées au Bangladesh ! D’ailleurs, le film aurait aussi bien pu avoir comme titre Ceux qui nous nourrissent !

Cette approche voulue par le réalisateur nous permet aussi de nous interroger sur le phénomène de l’empathie au cinéma. En effet, Frank, ce personnage pas sympathique, ce personnage a priori très différent de nous, cet homme qu’on ne désirerait pas rencontrer dans la vraie vie, on arrive pourtant à avoir de l’empathie pour lui. Après tout, si l’on creuse bien, ne sommes nous pas tous des Frank « au petit pied » ? Après tout, ce qui lui est arrivé doit être injuste puisque le profil psychologique réalisé dans le cadre de la recherche d’un nouveau travail le montre comme étant particulièrement bien adapté au monde du travail de notre époque. Après tout, ce roc sans état d’âme, pour qui toute la vie tournait autour du travail et qui se retrouve sans travail, on ne peut que le trouver touchant lorsque, n’apportant plus son salaire à sa famille, il  est rejeté par elle, son fils n’y allant pas par 4 chemins : « On a accepté de perdre notre père, mais on ne va pas accepter de perdre notre niveau de vie ». Lui, qui vient d’une famille très modeste, qui n’est pas devenu un véritable bourgeois, est, à son corps défendant, le père de jeunes bourgeois qui vivent dans l’opulence et qui ne pensent qu’à consommer toujours plus. Une exception: sa fille Mathilde, la petite dernière. Mathilde, la seule à ne pas savoir que son père a perdu son job, Mathilde, à qui son école demande de visiter l’endroit où travaille son père, Mathilde, qu’il va emmener jusqu’à Anvers pour lui montrer ce à quoi servait son travail. Un périple qui permettra à Frank de voir, enfin, ce qui, pour lui, appartenait au monde du virtuel : un cargo bourré de containers, ce qui n’était pour lui qu’un point sur l’écran de l’ordinateur, un capitaine de navire à qui il pouvait donner des ordres sans jamais le rencontrer.

Un prodigieux Olivier Gourmet

Les études de cinéma que le suisse Antoine Russbach a suivies en Belgique y sont sans doute pour quelque chose : il y a du Dardenne dans son cinéma ! Du Dardenne grand cru, période Le fils : par exemple, cette façon de suivre systématiquement le personnage principal. Pour Antoine Russbach, les choses sont claires : c’est Frank qui raconte l’histoire, c’est lui qui sait, c’est lui qui prend les décisions. On doit donc toujours être en retard par rapport à ce protagoniste. Dans ces conditions, pas question que la caméra le précède, elle ne peut que le suivre ! Dardenne aussi, le fait de retrouver Olivier Gourmet dans le rôle de Frank : présent dans pratiquement tous les plans, à la fois odieux et touchant, il trouve dans ce film un de ses meilleurs rôles.

D’autres choix participent à la réussite de Ceux qui travaillent : l’absence de musique, par exemple, ce qui permet, parfois, à de longs silences de s’établir sans qu’on ait à subir la recherche d’une émotion factice ; le choix d’une focale de 50 mm dans pratiquement tout le film, en phase avec la vision parcellaire que Frank, comme nous tous, a du monde ; l’environnement de la villa qu’habite la famille de Frank, avec toutes ces haies qui font penser à des œillères, ces œillères que nous portons dans notre façon de consommer.

Conclusion

Il est rare qu’un premier long métrage soit aussi riche et aussi pertinent que Ceux qui travaillent. Plutôt que de s’en prendre systématiquement aux autres et au système, commençons par balayer devant notre porte, nous dit Antoine Russbach. Dans ce film passionnant, Olivier Gourmet, présent dans pratiquement tous les plans, est tout simplement prodigieux.

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