Critique : Anaïs 2 chapitres

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Anaïs 2 chapitres

France, 2024
Titre original : –
Réalisatrice : Marion Gervais
Distributeur : La Vingt-Cinquième Heure
Genre : Documentaire
Durée : 1h44
Date de sortie : 11 septembre 2024


3/5

À intervalles réguliers, l’agriculture et l’immigration sont des thématiques qui tiennent en haleine l’attention médiatique et les tensions sociales en France. Tout un chacun se croit autorisé à proférer un avis fertile ou stérile à leur sujet, sans que cette obsession nationale n’aboutisse à quoique ce soit de tenable sur la durée. Autrement dit, les agriculteurs et les immigrés sont les grands malades symboliques d’un pays, qui a toujours peiné à accepter leur potentiel certain d’être les piliers fiables de notre belle nation. En même temps, ce sont des sujets casse-gueule, prédestinés à soulever des polémiques de tous bords, à moins d’adopter un discours tellement consensuel qu’il en devient fade et inintéressant. Cependant, il existe des façons d’aborder ces vaches sacrées de l’hystérie idéologique sur le ton d’une objectivité, qui mettra tôt ou tard en avant leur humanité intrinsèque.

La réalisatrice Marion Gervais y est parvenue dans son documentaire Anaïs 2 chapitres. Elle y suit une jeune agricultrice à l’esprit indépendant pendant deux moments charniers de sa vie, à dix ans d’intervalle. Alors que ce diptyque dans la tradition de Georges Rouquier (FarrebiqueBiquefarre) et de Nicolas Philibert (Moi Pierre Rivière … – Retour en Normandie) existait initialement sous forme de deux moyens-métrages tournés pour la télévision, leur assemblage au vu d’une exploitation cinématographique s’avère des plus probants. A la fois en tant que témoignage doucement poignant sur le temps qui passe, tandis que les hommes et les femmes restent globalement pareils à eux-mêmes. Et puis afin de démonter, voire de détruire subtilement les discours de peur et de haine dont les deux champs complémentaires de la vie d’Anaïs sont hélas trop souvent la cible.

© 2024 Squawk / Quark Productions / France 3 Bretagne / La Vingt-Cinquième Heure Tous droits réservés

Synopsis : En 2012, la jeune Anaïs éprouve une difficulté considérable à s’installer à son compte en tant qu’agricultrice en Bretagne. Son amour des plantes et plus spécifiquement des herbes aromatiques se heurte sans cesse aux difficultés administratives et sociales qui se dressent sur son chemin. A ce moment-là, au début de sa vie professionnelle, elle ignore si elle va réussir. Mais elle est fermement décidée d’aller jusqu’au bout de sa démarche. Dix ans plus tard, son exploitation fonctionne plutôt bien, même si elle ne compte pas les heures passées dans les champs. Tombée amoureuse lors d’un voyage au Sénégal de Seydou qu’elle a depuis épousé, elle peine à réunir tous les papiers nécessaires pour permettre à son mari d’obtenir un visa pour la France.

© 2024 Squawk / Quark Productions / France 3 Bretagne / La Vingt-Cinquième Heure Tous droits réservés

De l’observation avant tout, tel paraît être le maître-mot de Marion Gervais tout au long de Anaïs 2 chapitres. Observer les gestes du quotidien, les joies et les peines, les frustrations et l’espoir insensé de mener à bien son projet contre vents et marées. Heureusement, son héroïne – car quelle autre finalité à ce documentaire que celle de nous faire vibrer pour la réussite de cette jeune femme courageuse ? – est assez volubile pour ne pas rendre ce premier film exclusivement contemplatif. En effet, Anaïs parle beaucoup. Son flux soutenu de paroles relève autant de l’expression éhontée de son ras-le-bol précoce que de l’autoanalyse lucide de sa situation précaire, quoique pas encore désespérée. Ses mots ont du sens et en même temps, ils sont les compagnons d’une solitude marquée, dans un lieu de travail volontairement isolé.

Faute d’interlocuteur, par choix, Anaïs procède à une explication sous forme de monologue de ce qu’elle pense et de ce qu’elle espère accomplir sur sa parcelle de terrain modeste. Par conséquent, ce premier chapitre du documentaire vit avant tout de sa présence à deux faces. En paix avec elle-même et le monde, quand elle peut s’adonner au désherbage. Comme un corps étranger dans le métro à Paris, avec sa caisse d’échantillons posée sur ses genoux. Surtout, elle bosse sans arrêt, en échange d’un rendement financier ridicule, comparé au temps et à l’énergie investis par passion. Ce sont ces images sobres d’un travail physique dur qui nous subjuguent ici, bien plus que le motif visuel récurrent et quelque peu gratuit de la marche à travers champ.

© 2024 Squawk / Quark Productions / France 3 Bretagne / La Vingt-Cinquième Heure Tous droits réservés

Par la magie du cinéma et plus précisément celle du montage, on retrouve Anaïs au bout de trois quarts d’heure à l’époque à peu près contemporaine. Elle semble avoir traversé indemne la crise sanitaire. Et sa passion pour la production de feuilles de tisane a visiblement porté ses fruits, puisque le cadre de sa ferme s’est sensiblement agrandi et professionnalisé. Dès lors, la primauté de l’observation fait en sorte que la femme désormais au début de la trentaine, on imagine, ne nous gratifie pas d’un cours de rattrapage sur tous les faits de la vie qui lui sont arrivés depuis le premier chapitre. Et tant mieux, puisque cet art parfaitement maîtrisé de l’ellipse nous permet de plonger pleinement dans le nouveau défi qui se présente à cet esprit indépendant !

Bien qu’elle ait été apparemment satisfaite de son existence d’auto-entrepreneuse agricole, la vie en a décidé autrement et a mis Seydou sur sa route. Nul besoin d’en savoir plus sur les débuts de leur amour, ce qui compte à présent, c’est de réunir le couple au fin fond du département de l’Ille-et-Vilaine. Des retrouvailles là encore plutôt sobres, à l’image de ces deux personnes réunies par une vision presque dépouillée de la vie. Elles ne vont sans doute jamais rouler sur l’or. Mais en même temps, le fil narratif du documentaire se met à leur niveau, au lieu de leur imposer un quelconque but dramatique à atteindre. Certes, il y a parfois des engueulades à la ferme. Mais dans l’ensemble, la dynamique du couple a l’air de plutôt bien fonctionner, sous le joug permanent des potentiels problèmes de papier du mari immigré.

La caméra délicatement observatrice de Marion Gervais autorise même ce dernier à quelques sursauts de nostalgie. Par voie musicale, il parvient à garder un lien affectif avec son pays d’origine, tout en s’intégrant de la manière la plus simple qui soit, à travers des cours de guitare pris dans un village voisin. Ce qui constitue par ailleurs l’une des rares interactions du couple avec l’extérieur, épanouis qu’ils paraissent être dans leur microcosme parfaitement préservé, si ce n’était pour l’épée de Damoclès constante des fastidieuses démarches d’immigration.

© 2024 Squawk / Quark Productions / France 3 Bretagne / La Vingt-Cinquième Heure Tous droits réservés

Conclusion

Inutile d’énumérer les écueils que Marion Gervais a su éviter avec adresse au cours de son documentaire. Qu’est-ce qu’il aurait été facile de faire de Anaïs 2 chapitres un pamphlet filmique tendancieux, nous louant les bienfaits supposés du retour à la nature et de l’amour à travers les frontières ! On peut l’interpréter ainsi, soit. Mais au fond, l’aspect le plus réussi du film consiste au contraire à nous rendre admirablement accessible un style de vie marginal. Anaïs, d’abord tout seule, puis avec Seydou, ne se conforme aucunement aux règles restrictives qui engoncent notre société. Son jardin secret, fait d’odeurs enivrantes et d’espaces ouverts, prospère pourtant. À tel point qu’il finit par devenir un foyer familial d’un autre ordre : paisible, harmonieux et profondément humain.

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