Berlinale 2020 : Es gilt das gesprochene Wort

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Es gilt das gesprochene Wort

Allemagne, France, 2019

Titre original : Es gilt das gesprochene Wort

Réalisateur : Ilker Çatak

Scénario : Nils Mohl & Ilker Çatak

Acteurs : Anne Ratte-Polle, Ogulcan Arman Uslu, Godehard Giese, Jörg Schüttauf

Distributeur : –

Genre : Drame

Durée : 2h02

Date de sortie : –

3/5

L’Allemagne, terre d’accueil pas si exemplaire des réfugiés, d’un côté et la Turquie, terre d’un tourisme sexuel pas si débridé, de l’autre : la route des clichés semble d’emblée toute tracée pour ce film allemand, présenté au Festival de Berlin dans le cadre du programme parallèle « Lola at Berlinale ». Ajoutez-y quelques ingrédients à forte connotation mélodramatique, comme une maladie grave, et vous penserez tout savoir d’entrée de jeu sur Es gilt das gesprochene Wort. Or, ce n’est pas seulement le titre original du deuxième long-métrage de Ilker Çatak qui fait preuve d’une forme de poésie pragmatique, vu qu’il appartient au vocabulaire légal prononcé dans les mairies de la république fédérale lors de la cérémonie du mariage. Le récit nous a de même surpris agréablement par l’aisance avec laquelle il opte dans l’immense majorité des cas pour des revirements ingénieux, plutôt que pour une facilité scénaristique susceptible de confirmer mollement les préjugés de la terre entière. Ainsi, des personnages investis d’une complexité humaine bluffante sortent, comme par miracle cinématographique, d’une prémisse à première vue guère prometteuse. Et même si la bravoure de l’efficacité narrative ne perdure pas tout à fait jusqu’au bout de cette intrigue en trois étapes de nature grammaticale, il s’agit néanmoins d’un film qui participe assez brillamment à l’écriture du reflet fictif d’un enjeu social majeur pour l’Allemagne contemporaine : celui de l’intégration des centaines de milliers de réfugiés, arrivés plus ou moins légalement au fil de la décennie passée.

© Boris Laewen / If Productions / X Verleih AG Tous droits réservés

Synopsis : Le jeune Kurde Baran est parvenu dans son périple vers l’Europe jusqu’à la station balnéaire de Marmaris, où il travaille dans un restaurant comme gigolo auprès d’une clientèle féminine majoritairement allemande. Il a l’œil sur Marion, une pilote d’avion de ligne qui y est partie en vacances avec son amant, le musicien marié Raphaël, après avoir eu la mauvaise nouvelle de la détection d’un cancer du sein. Le courant ne passe pas du tout entre les deux. Contre toute attente, Marion finit par accepter la proposition de mariage de Baran, à condition que ce dernier se débrouille seul en Allemagne pendant les trois années que leur union doit tenir, avant que l’étranger n’ait le droit de demander un passeport allemand.

© Erik Mosoni / If Productions / X Verleih AG Tous droits réservés

Qui est le capitaine maintenant ?

Dès la première séquence du film, il y a quelque chose de joliment déroutant dans le rapport de force entre les deux personnages principaux de Es gilt das gesprochene Wort. Nous y assistons à leur cérémonie de mariage grotesque à la mairie, d’un aspect si glacial et gêné que la fonctionnaire de l’état civil ne peut pas s’empêcher d’indiquer aux jeunes mariés que ce pacte pour la vie commence d’habitude par un signe d’affection entre les deux participants. Alors qu’on devine bien sûr, au cours du prologue, que ce n’est point un mariage d’amour, la raison d’être dramatique de tout ce qui suit – depuis le combat pour la survie de Baran, qui ne dispose pas du luxe de se montrer pudique ou sélectif dans sa chasse à l’improbable ticket de sortie d’une misère qu’on soupçonne beaucoup plus qu’on ne la voit explicitée à l’écran, jusqu’au rapprochement progressif entre les membres disparates d’un couple atypique, en passant par les rouages de leur marché douteux – est moins la confirmation prévisible du cahier de charges auquel on s’attend forcément dans ce cas de figure. La narration se distingue au contraire par une générosité exceptionnelle à l’égard de cet homme et de cette femme que tout sépare jusqu’à la fin, mais qui réussissent quand même, le temps de quelques moments d’une vérité affective bouleversante, de trouver un terrain d’entente inattendu. Pareille subtilité en matière de valeurs s’accompagne ici par une large absence de manichéisme dans la conception des personnages, portés à bras le corps par Anne Ratte-Polle, également à l’affiche en cette Berlinale en compétition dans Ondine de Christian Petzold, en femme de carrière très à cheval sur son indépendance conjugale, et, dans une moindre mesure quoique avec une candeur touchante, par le débutant Ogulcan Arman Uslu.

© Erik Mosoni / If Productions / X Verleih AG Tous droits réservés

Un pays froid

En complément de ce drame intimiste dont le parfum romantique ne devient à aucun moment écœurant, Es gilt das gesprochene Wort distille aussi quelques observations pas dépourvues de pertinence au sujet du climat passablement xénophobe, à la fois en Turquie et en Allemagne. Les rôles ont ainsi beau être inversés aux deux extrémités du voyage en avion, qui relève de la routine professionnelle pour l’une et de la découverte pour l’autre, ils sont basés sur un schéma possessif, qui considère le partenaire plus comme un trophée qu’en tant qu’entité humaine ayant le droit de décider pour elle-même. La mise en scène insiste habilement sur ces idées préconçues. Selon elles, Baran ne serait qu’un séducteur sans scrupules dans le cadre de la fête et des plaisirs sexuels factices au bord de la Méditerranée. Marion, quant à elle, compenserait ses frustrations propres à la quarantaine en s’offrant un mari plus jeune et à l’aspect exotique, histoire de narguer la normalité ennuyeuse à laquelle l’a d’ores et déjà prédestinée son amant plus conventionnel, interprété avec un formidable penchant pour la médiocrité germanique par Godehard Giese. Leur relation est donc en quelque sorte condamnée d’avance, à la fois parce que le timing de leurs sursauts de franchise fait les frais d’un décalage culturel notable et, surtout, à cause des bâtons que la société allemande met avec une aisance déconcertante dans les roues de vélo retapé de l’immigré. Le premier à être évincé, c’est lui, dès que ses difficultés ou ses petits arrangements avec la rigidité de son pays d’accueil risquent de dérégler le fonctionnement machinal de ce dernier.

© Boris Laewen / If Productions / X Verleih AG Tous droits réservés

Conclusion

Et une surprise plaisante de plus dans notre incursion dans une partie du Festival de Berlin, qui fait avant tout œuvre de vitrine commerciale pour le cinéma allemand, à l’occasion du passage annuel de la communauté du cinéma international du côté de la Sprée ! A partir d’une intrigue, qui aurait dû faire passer tous nos avertisseurs de poncifs mélodramatiques au rouge, Es gilt das gesprochene Wort réussit à transformer quasiment chaque revirement en occasion en or pour enrichir encore un peu plus ses personnages. Dommage alors que le propos ne maintient pas jusqu’à la fin cette liberté de ton ! Il n’empêche que nous ne pouvons que féliciter le réalisateur Ilker Çatak pour son travail inspiré, qui mériterait non seulement de se poursuivre, mais également d’être connu et reconnu dans les salles de cinéma européennes.

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