VHS Kahloucha : Le Documentaire qui n’a pas pu se taire et les signes précoces d’une révolution prévue

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VHS Kahloucha : Le Documentaire qui n'a pas pu se taire et les signes précoces d'une révolution prévue

VHS Kahloucha : Le Documentaire qui n'a pas pu se taire et les signes précoces d'une révolution prévueVHS Kahloucha

Tunisie : 2006
Titre original : VHS Kahloucha
Réalisateur : Néjib Belkadhi
Scénario : Néjib Belkadhi
Acteurs : Moncef Kahloucha
Distribution : Floris Films
Durée : 1h20
Genre : Documentaire
Date de sortie : 16 juillet 2008

 

Réalisé en 2006, VHS Kahloucha est le premier film de Nejib Belkadhi est une comédie sociale qui appartient clairement au genre documentaire. Il s’agit d’une chronique de la fabrication d’un film en VHS qu’un cinéaste amateur, Moncef kahloucha, est en train de tourner dans le quartier de Kazmat à Sousse. Moncef kahloucha fait tout dans ses petits films : scénario, mise en scène, prises de vues, montage, production, commercialisation… Il en est aussi le personnage principal. Quant à Nejib Belkadhi, réalisateur professionnel venu filmer ce tournage, il a seulement ajouté des séquences de reportage qui confèrent à son travail un vrai sens documentaire et l’apparente au cinéma du réel.

VHS kahloucha est un film où le réel se conjugue à l’imaginaire, à travers un genre cinématographique qui nous reporte à diverses questions. Il permet de constater que la Tunisie de Ben Ali n’est pas ce paradis que vantent les dépliants touristiques, ni un havre de bonheur avec palaces et oasis ombragées… mais un pays du Sud comme tous les pays du Sud du monde, qui s’endort chaque soir avec ses problèmes et se réveille chaque matin avec les mêmes problèmes.

La presse a également salué le style humoristique dont a usé Nejib Belkadhi pour traiter son sujet mais elle n’a pas osé dévoiler les causes profondes de cette dérive. Avec VHS kahloucha, le réalisateur nous plonge dans la profondeur de la société tunisienne à travers des idées empreintes de réalisme, qui en font un film unique dans le cinéma documentaire tunisien. Il dépeint honnêtement la vie réelle d’une société, sans masque ni truquage, avec ses propres normes, son propre langage artistique original, son propre sujet et surtout son étonnante audace. Avec une drôlerie qui n’édulcore en rien le caractère dramatique du sujet, Nejib Belkadhi dévoile – à travers l’image, les dialogues, le générique ou la musique – une intimité entre les personnages et les lieux, et rend compte d’une résistance humaine contre le chaos de la nature et de la vie. Le rêve de son personnage – Moncef kahloucha, le cinéaste amateur qui est en train de tourner son propre film –, ce n’est pas d’être un héros, mais plutôt d’essayer de rendre compte clairement de la situation de son pauvre quartier. Ainsi peut-il de vivre le vrai sens du cinéma et échapper à un monde qui détruit le monde qui l’entoure.

VHS Kahloucha : Le Documentaire qui n'a pas pu se taire et les signes précoces d'une révolution prévue

Avec VHS kahloucha, le spectateur est invité à se regarder en face, dans un miroir sans artifices ni décor, mais à travers le prisme de l’expression cinématographique de Nejib Belkadhi – expression pleine d’enthousiasme et d’audace, où même les formes sont traitées avec élégance et une belle note d’humour.

Nejib Belkadhi met à profit cette démarche pour mettre en évidence la réalité d’une société qui, devant la caméra, s’expose à nu, comme dans un livre, avec un réalisme plein de charme et sans tabous.  Afin de servir son propos, il fait appel à un scénario spontané, déjà prêt, celui de la prétention, de la tentation de paraître, de faire partie des grands, exactement comme le fait son héros Moncef kahloucha.

Avec ce documentaire dit « comique », Belkadhi nous jette à la face la réalité des problèmes et de la pauvreté dont nous n’avons peut-être pas une image claire ; il le fait dans un langage cinématographique direct, sans artifice, sans limites, parfaitement honnête.  On songe ce qu’écrivait Nietzsche dans son livre Humain, trop humain : « Nous ne croyons pas que la vérité reste encore vérité quand on lui enlève ses voiles. »  Sur ces deux voiles se trouve la vérité du film de Belkadhi.

Moncef kahloucha rend aussi service aux jeunes de son quartier, des volontaires qui aiment se montrer devant la caméra : cela constitue pour eux une revanche sur un quotidien trop âpre, insupportable, qui les amène souvent à se retrouver en prison. Pour eux, c’est une occasion de s’intéresser enfin à quelque chose puisqu’ils sont exclus même dans les médias.

VHS kahloucha est évidemment beaucoup plus vivant qu’un reportage écrit. C’est une aventure cinématographique dans un contexte social, qui pour le public offre une occasion de voir l’envers du décor : ce quartier de Kazmat où règnent la misère, la détresse sociale, le chômage, l’immigration clandestine, la criminalité, mais aussi, chez la plupart de ses habitants, une joie de vivre très communicative.

VHS kahloucha est un documentaire qui prend la parole ouvertement pour parler de tous les problèmes, sans limites : passion, enthousiasme, courage… Le langage de Nejib Belkadhi, ici, annonce la mort d’un vieux mutisme envahissant. Ainsi, Nietzsche disait dans Zarathoustra : « Il est difficile de vivre avec des humains, parce qu’il est difficile de se taire. »

La question du chômage

C’est la question dominante, largement posée tout au long du film. Le chômage est la première cause de l’immigration clandestine, de la délinquance et de plusieurs autres problèmes.

Ce phénomène, qui touche presque 50 % des habitants de la cité Kazmat, est la conséquence de la pénurie d’emplois, et aussi du manque de formation et de qualification des jeunes dans certains domaines. Il résulte aussi de l’exploitation des patrons des usines, ce qui n’encourage pas les jeunes à chercher du travail ; ainsi par exemple, Moncef kahloucha refuse d’envoyer sa fille pour travailler à l’usine pour un trop maigre salaire.

Si les jeunes de ce quartier peuvent se porter volontaires pour participer au tournage des films amateur de Moncef kahloucha, c’est justement parce qu’ils n’ont pas de travail et peuvent donc se rendre disponibles toute la journée. Ils attendent tous l’arrivée de l’été : c’est la saison où à cet égard les choses bougent un peu, grâce au tourisme.

Ce documentaire permet aussi de constater que l’alcoolisme est fréquent dans ce quartier. Les acteurs de Moncef kahloucha ne reçoivent pas d’argent contre leur participation, mais plutôt de la bière. Alors ils prolongent ce plaisir autour d’un verre dans les forêts, loin des regards. Nejib Belkadhi met à profit ces moments d’évasion pour aller voir ces groupes de jeunes qui organisent souvent leurs réunions dans les champs d’oliviers, en dehors de la ville. Il filme tout l’entourage de Moncef kahloucha.

Ce monde de chômeurs qui vivent trois saisons par an dans la souffrance se trouve en fin du compte devant un chemin fermé : aussi rejoignent-ils, forcément, le monde des immigrés clandestins, se jetant dans des aventures d’autant plus dangereuses qu’ils se retrouvent alors sous la coupe de « parrains ». Pour eux, soigner la douleur par la douleur est mieux que de rester les bras croisés.

VHS Kahloucha : Le Documentaire qui n'a pas pu se taire et les signes précoces d'une révolution prévue

La question de l’immigration clandestine

C’est aussi le sujet le plus important dans ce film, qui commence par une scène où l’on voit des immigrés originaires de Kazmat planqués au nord de l’Italie.

Dans son film, Belkadhi pose un nombre important de questions concernant les causes de ce phénomène. Nous nous posons la même question : pourquoi cette course clandestine vers l’Europe, au prix de devoir affronter des risques aussi graves ? Ceux qui se lancent dans ce genre d’aventure savent pertinemment qu’ils ont peu de chance d’arriver, et pourtant, ils s’accrochent.

Qu’est ce qui les pousse à partir ? Est-ce la misère ? Le désespoir ? L’impuissance ? Ou la déception ? Telles sont les questions que Belkadhi avance pour tenter de savoir quel secret se cache derrière ce phénomène souvent mortel. C’est le délaissement, le chômage, l’absence d’encadrement, la mauvaise orientation… toutes ces causes se font progressivement. Les candidats à l’immigration sont dans une totale et délirante dérive. Lorsqu’on parle avec eux et qu’on leur demande pourquoi ils partent au risque de perdre leur vie, ils répondent qu’ils n’ont plus rien à perdre.

Ceux qui ont déjà un travail misérable parleront de leurs journées de travail à huit dinars, de leurs patrons qui les maltraitent, de l’absence d’affiliation aux organismes de protection sociale, des conditions de travail indigne d’êtres humains…

Ceux qui ne travaillent pas parleront du rêve européen : pour eux la vie est devenue comme un jeu de poker, soit tu joues ou tu quittes – sauf qu’ils n’ont rien à miser, à part leur misère quotidienne.

Ils parleront aussi des cousins, des copains qui sont partis en Italie et qui ont vu leurs situations s’améliorer en un temps record.
Ils parleront de leurs familles… C’est triste. Qui peut imaginer à quel point ces gens-là, ceux de Kazmat, souffrent du chômage ; des jeunes abandonnés, même par leurs rêves.
Les exemples se multiplient. Le mari de la sœur de Moncef kahloucha, son beau-frère, travaille juste un ou deux jours sur sept, son ami n’a jamais travaillé de sa vie… Ils passent les trois quarts de l’année à attendre l’été pour travailler dans le tourisme…

D’autres n’ont jamais travaillé car ils n’ont pas de compétences à faire valoir, faute de formation et d’encadrement, et ils ne s’encouragent pas entre eux. Ils sont aussi fainéants. Parfois on perçoit leur amour de l’argent froid acquis sans travailler, ce qui participe aussi de ce jeu de souffrance.

Belkadhi pose aussi clairement ces questions pour arriver à une réponse logique, à savoir que ces jeunes veulent avoir de l’argent facile et au moindre effort. Ils pensent qu’en Europe il existe des solutions efficaces pour répondre à leurs espoirs, et que le chômage est un phénomène local.

Ce documentaire dérape ainsi de l’histoire de Moncef kahloucha et ses films amateurs, à une histoire plus compliquée concernant des sujets plus graves, que le cinéma tunisien n’a jamais réellement traités. Parler de ces sujets pose aussi des problèmes pour ces jeunes qui essayent de partir discrètement. Partir de Kazmat de Sousse vers un autre Kazmat au nord de l’Italie, oblige à être prudent et à rester dans le mystère.

VHS kahloucha propose des images en divorce avec la fiction, et jamais une image n’épuisera le réel. Des jeunes qui préfèrent prendre la mer plutôt que « prendre la rue » pour chercher une formation ou un travail chez eux : pourquoi ? Parce qu’en Europe la vie est plus chic, plus prestigieuse ?… Il est difficile de comprendre leur ténacité.
A un moment donné, Belkadhi oublie son héros, Moncef kahloucha, et se lance dans une sorte de reportage télévisé, laissant alors la parole à ces jeunes refoulés, désespérés et qui en ont assez de leur vie.

Quand on regarde les premières images de ce film, tournées en Italie, nous sentons que le message du réalisateur dépasse l’idée d’un passionné du cinéma… dépasse l’humour et la comédie… pour dévoiler un non-dit, pour dessiner ce qui est collé depuis des années sur ce tableau social rayé, pour envoyer un message sous forme de réponse claire à tous ceux qui cherchent des explications sur les causes de l’immigration clandestine. Dans ce documentaire, Nejib Belkadhi vole de la comédie pour édifier une grotte tragique au fond de laquelle se cache tout un mode de vie. Son film raconte la vie d’une jeunesse en guerre avec leurs vouloir, à travers des images parlantes et significatives, portées par un souffle profond. Et à chaque fois qu’affleure et s’intensifie la souffrance, Belkadhi tourne ses projecteurs vers la mer, source de liberté et de bonheur, et confidente.

L’immigration clandestine, c’est un voyage dans les rêves qui poussent même la mère de Moncef kahloucha en Italie. Cette femme a pris beaucoup de risques, traversant la Tunisie, le Maroc, l’Espagne, la France, dans un seul but : aller en Italie pour rendre visite à son fils qui y est en prison. C’est une mère pas comme les autres : à force de courage et d’audace, elle réussit à convaincre le juge de réduire de six mois la peine de prison de son fils.
Avec ce film, Belkadhi apparaît comme un juge, qui pose des questions sans se permettre de juger. L’image elle-même n’appelle aucun jugement.

L’immigration clandestine est une question très présente dans la société tunisienne, mais peu traitée par le cinéma avant 2000. Il s’agit d’un problème qui dérange beaucoup l’État qui, comme dans tous les pays du monde, ne parvient pas encore à trouver de solutions.
Le réalisateur trouve auprès de Moncef kahloucha tout ce qu’il cherche, tous les non-dits, tout ce qui se passe au réel mais dont on ne peut pas parler dans les médias. Il transforme ces instants de tournage en visite à but humanitaire, tel un assistant social qui se présente juste pour traiter des cas sociaux embrouillés par l’image. Et comme par enchantement tous les dossiers se réunissent défiler devant une caméra qui travaille au noir.

A Kazmat cependant, les traditions de solidarité sont plus fortes que ce désordre chaotique social, que ce vécu de misère. Les habitants ont tous les mêmes problèmes, les mêmes espoirs, les mêmes délires, mais couverts par certaines valeurs fortes : le courage des femmes, la résistance des hommes, le soutien qu’ils s’apportent mutuellement, et la volonté… tous des facteurs qui ont annoncés la révolution tunisienne et le printemps arabe.

[youtube]http://www.youtube.com/watch?v=p_yHMuu18dk[/youtube]

MABROUKI  Anwar
Docteur de l’université de Strasbourg

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