Livre : J’aurais voulu pouvoir vous les montrer (Satyajit Ray)

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J’aurais voulu pouvoir vous les montrer
Préface de Charles Tesson, traduit de l’anglais par Christophe Jouanlanne
Deep Focus, Reflections on Cinema. G3J éditeur, 2016

satyajit ray couverture

Figure majeure du cinéma d’auteur indien, Satyajit Ray n’a cessé de réfléchir, de faire mais aussi d’écrire sur le cinéma. J’aurais voulu pouvoir vous les montrer, ouvrage publié 30 ans après un premier recueil de textes, rassemble notes, articles et conférences du réalisateur bengali et rend compte, à travers ses 22 articles, d’une pensée foisonnante, innovatrice et pragmatique. De précieuses pépites retrouvées non sans mal par son fils Sandip Ray qui a dirigé l’ouvrage et orchestré ce travail de collecte. S’étalant sur une période de 40 ans, ces différents textes portent sur des aspects précis et concrets du cinéma, mais offrent aussi des anecdotes emplies d’humour du réalisateur sur le monde du 7ème art. Des dessins de Satyajit Ray, ponctuant la lecture, permettent des temps de pause dans ce condensé de réflexions qui nous happent, comme une invitation à s’asseoir près du cinéaste pour contempler les images, prendre le temps de considérer le monde. Et sa pensée.

L’ouvrage se compose de trois parties et déploie, de manière chronologique, des articles traitant du cinéma, ses aspects artistiques, techniques mais aussi de manière plus pragmatique, du métier de cinéaste et ses perspectives économiques et commerciales. La première partie, la plus dense, axe la réflexion sur des points précis, de l’état de la critique à l’adaptation cinématographique d’oeuvres littéraires, de la question du délicat équilibre à trouver entre art et commerce à la question des nouveaux procédés techniques. Des critiques envers le cinéma indien mais aussi moderne, des considérations sur son propre travail et l’état du cinéma en général. Satyajit Ray a oeuvré de 1955, date de son premier film, jusque dans les années 80. C’est donc une large période cinématographique qui est questionnée, assignant les convergences et divergences des points de vues occidentaux et orientaux.

Mais c’est aussi une pensée fine et détaillée qui se questionne et qui propose des solutions concrètes aux problèmes pouvant être rencontrés dans la réalisation d’un film. Figure notamment dans ce recueil un beau discours donné par le réalisateur aux étudiants du Film and Television Institute of India, Pune, prestigieuse école de cinéma en Inde. En astucieux pédagogue, Satyajit Ray y énonce les dangers auxquels seront exposés les futurs réalisateurs, mais leur offre aussi de précieux conseils pour les éviter.

La lecture de ses articles fait émerger une pensée qui s’est construite autour de qualités comme la détermination et l’habileté. Satyajit Ray n’a jamais cessé de contourner les problèmes pour en tirer de multiples bénéfices. Comment s’attirer la sympathie d’un financier, pourquoi les mauvais films sont-ils aussi nécessaires que les bons, comment la censure encourage finalement la subtilité de l’expression plutôt que le renoncement.

Dans cet ouvrage, le réalisateur fait aussi face aux critiques, se défend des attributions classique et humaniste apposés sur son cinéma et répond à ses accusateurs avec calme et conviction, sur la question de la fidélité littérale de ses adaptations cinématographiques de romans bengalis, et sur le fait qu’un cinéaste doit, ou peut, être original. Un autre article abordant notamment la question de la réalité, officie à s’attaquer à l’idée que le documentaire, de manière exclusif, est reconnu comme «interprétation créatrice de la réalité». Le réalisateur prend appui ici sur bon nombre de films pour contrer cette idée : « En fait, tous les artistes, dans tous les domaines de l’art non-abstrait, sont engagés dans cette quête que Grierson (note 1) assignait exclusivement aux réalisateurs de films documentaires.» Plus loin : « La révélation la plus nette de la vérité au cinéma provient des détails, tels qu’ils sont perçus par les yeux des artistes. Ce qui importe, en fin de compte, c’est l’approche subjective de la réalité à travers la sensibilité de l’artiste et c’est vrai aussi bien des documentaires que des films de fiction. (…) J’aime India’s 67 de Sukhdev (note 2), mais non pour le grand contraste, si percutant, entre pauvreté et abondance, beauté et misère, modernité et archaïsme – quelles que soient les qualités des plans et du montage. Je l’aime pour les détails – le scarabée noir qui avance sur le sable chaud, le chien des rues qui pisse contre le vélo, la goutte de sueur qui se forme à la pointe du nez du musicien crasseux. »

On notera la formidable contemporanéité de cette pensée, en la reliant à celle des frères Safdie, réalisateurs américains qui se défendaient, pour leur dernier film Mad Love in New York (note 3), contre la critique la plus « à côté de la plaque : pourquoi ce n’est pas juste un documentaire? Dans beaucoup de documentaires, l’opinion du réalisateur vous dicte ses propres perspectives, en se disant objectif. Mais la vie n’est pas objective, la vie est extrêmement subjective. Devant un documentaire, les gens ne veulent pas faire d’efforts. Ils veulent que tout soit déjà digéré pour eux. Ce n’est pas ce qui ce qui se passe dans la vie quand vous regardez des choses et que vous vous demandez pourquoi ça vous affecte. Il y a une sécurité : beaucoup veulent apprendre quelque chose d’un documentaire. Alors qu’apprendre et ressentir, c’est très différent. Vous pouvez ressentir quelque chose, même si vous ne le comprenez pas complètement et ça vous prendra encore plus de temps pour l’apprendre. Dans la fiction, vous devez expérimenter les choses comme elles ont lieu et vous devez tirez votre propre conclusion. »

Ce que l’on retiendra aussi de la lecture de cette première partie, c’est l’importance pour le cinéaste d’échapper au pire destin qui menace la forme artistique : la stagnation. L’antidote proposé serait, entre autres, l’innovation. Tout en nuançant sa définition : « Mais l’innovation n’est pas seulement ce qui vous est donné de l’extérieur. Il y a une innovation subtile, presque imperceptible, que l’on peut sentir dans la chair et les nerfs d’un film. Un film qui ne fait pas étalage de ses innovations. Un film comme La règle du jeu (note 4). Humaniste? Classique? D’avant-garde? Contemporain? Je défie quiconque de lui coller une étiquette. Voilà le genre d’innovation qui me plaît.» On perçoit, à travers cette réflexion, une volonté du réalisateur de se défendre contre une critique acerbe et rétrograde, tout en faisant l’éloge de ses maîtres.

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Ce sont, en somme, des leçons de cinéma données par un homme qui sait qu’il est nécessaire d’être maître dans son métier, mais aussi d’avoir conscience des implications sociales de ce qu’il fait. Les deux dernières parties de l’ouvrage sont plus courtes mais dévoilent une autre facette de la personnalité du réalisateur qui traite avec humour et bienveillance d’autres pans du monde du cinéma. La seconde partie est une échantillon d’hommages du réalisateur bengali. De Godard à Antonioni, ce sont quelques portraits écrits qui rendent compte des références et admirations de l’auteur. Enfin la troisième partie décrit des expériences de festivals vécues. Invité soit comme juré, soit avec un film en compétition, Satyajit Ray dépeint des situations mordantes, avec un humour discret et pétillant. De Moscou à Venise, le réalisateur analyse et tire des considérations, tout aussi déterminantes de nos jours, quant au rôle qu’ont à jouer les festivals pour défendre le cinéma d’auteur et réfléchit à des formes moins clivantes pour y parvenir. Cet ouvrage, riches en illustrations, laisse entrevoir l’immense curiosité qu’avait ce réalisateur pour tous les domaines artistiques. Réalisateur, dessinateur, musicien, écrivain, Satyajit Ray n’a cessé de produire.

Ce recueil permet de peser l’immense investissement de cet homme déterminé, manoeuvrant toutes les ficelles qui lui ont été donné pour nourrir la culture cinématographique.

1. John Grierson (1898-1972), homme de cinéma britannique, également actif aux états-Unis et au Canada. Son premier film Drifters (1929), est considéré comme le manifeste du cinéma documentaire britannique.

2. India’s 67, Singh Sandhu Sukhdev, 1968, 57 min

3. Mad Love in New York, Josh Safdie, Benny Safdie, 2014, 1h 37min. Entretien des frères Safdie paru dans Les cahiers du Cinéma, N° 719, février 2016.

4. La règle du jeu, Jean Renoir, 1939, 1h 52min

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