Critique : Fin d’automne

0
2017

Fin d’automne

Japon, 1960

Titre original : Akibiyori

Réalisateur : Yasujiro Ozu

Scénario : Kôgo Noda & Yasujiro Ozu, d’après le roman de Ton Satomi

Acteurs : Setsuko Hara, Yôko Tsukasa, Mariko Okada, Keiji Sada

Distributeur : Carlotta Films

Durée : 2h09

Genre : Drame

Date de sortie : 31 juillet 2019 (Reprise)

3,5/5

Nous avons beau connaître très partiellement l’œuvre de Yasujiro Ozu, il suffit d’un film pour se rendre compte à quel point le réalisateur japonais est un maître de la précision. Dans Fin d’automne, aucun plan ne dépasse, dans le sens que chaque détail joue son rôle dans l’orchestration d’un récit choral feutré seulement en apparence. Car la véritable maestria de Ozu se manifeste dans sa capacité à rendre humainement ambiguë cette forme a priori si parfaite. Rien de réellement majeur ne se passe au fil d’une intrigue qu’on pourrait aisément qualifier de mélodramatique, tant les rencontres successives tardent à produire des résultats concrets. Et pourtant, la mise en scène hautement délicate fait en sorte que ces subtilités s’additionnent au fur et à mesure des séquences en un constat doux-amer sur le sort des femmes au Japon au milieu du siècle dernier. Nul cri de détresse ou de brûlot social n’est à signaler ici, juste une frustration finement intériorisée. Celle-ci se manifeste magnifiquement dans toutes ses nuances progressives sur le visage de Setsuko Hara, proche d’un masque au sourire forcé au début du film et davantage révélateur de ce que cette veuve, plus ou moins gentiment malmenée par les bonnes intentions de son entourage masculin, pense sincèrement de sa condition lors de l’avant-dernier plan.

© 1960 / 2013 Shochiku Co. Ltd. / Carlotta Films Tous droits réservés

Synopsis : Trois amis, Mamiya, Taguchi et Hirayama, assistent ensemble à la cérémonie funéraire à la mémoire de leur ancien camarade de classe Miwa, disparu six ans plus tôt. Ils y retrouvent la veuve Akiko et sa fille Ayako, désormais en âge de se marier. Taguchi pense avoir trouvé le prétendant idéal pour la jeune femme, mais c’est finalement Goto, un subordonné de Mamiya, qui paraît le mieux placé pour se fiancer avec elle. Sauf que Ayako préfère rester célibataire pour l’instant, aussi pour ne pas abandonner sa mère, qui se retrouverait seule après son mariage. Les trois amis poussent alors leurs manœuvres encore plus loin et cherchent à intéresser Akiko en Hirayama, le seul veuf dans le groupe.

© 1960 / 2013 Shochiku Co. Ltd. / Carlotta Films Tous droits réservés

Convenance et circonstance

Notre compliment dithyrambique énoncé plus haut quant à la précision selon Ozu mérite qu’on le précise. Il s’agit avant tout d’une maîtrise visuelle hors pair, à l’œuvre dans l’agencement à la fois de la profondeur de champ et des décors intérieurs, largement majoritaires. Ces nombreux plans de couloirs ou de chambres vides, observées par la caméra à travers des portes grandes ouvertes qui ont l’air de ne rien cacher, remplissent simultanément une fonction rythmique du côté de la narration et un rôle plus abstrait en tant que vecteurs de la vacuité du monde. Il y a le choc diffus entre l’architecture traditionnelle des maisons d’habitation et les perspectives sèchement bouchées des immeubles de bureaux, ainsi qu’au delà de lui une sensation encore plus vague d’enfermement, voire d’étouffement. La mise en scène sait alors jouer avec adresse sur le paradoxe entre l’espace vide, qui devrait revêtir une fonction de libération, et son aspect plus symbolique, presque carcéral. Cela devient assez évident par la récurrence des décors et leur découpage, jamais opéré afin de laisser respirer et les personnages, et de manière détournée le regard du spectateur. Dans ce contexte, la rencontre entre les trois cupidons maladroits et la copine de Ayako est symptomatique de l’art cinématographique de Yasujiro Ozu. Tandis que la tension initiale retombe rapidement, une fois que les deux partis se sont mis d’accord sur la marche à suivre, on attendra en vain la traduction plastique de cette réconciliation, le salon de réception faisant fi de sa vocation conviviale pour mieux souligner par l’image la vanité de ces pourparlers socio-romantiques en l’absence des principales intéressées.

© 1960 / 2013 Shochiku Co. Ltd. / Carlotta Films Tous droits réservés

Pommade ou antigrippine

Car au cœur du récit se trouve un stratagème qui perd très vite tout semblant de bonté altruiste. Malgré le style formel tout à fait exquis du film, le réalisateur ne perd jamais de vue les bas instincts de la nature humaine. Cela peut encore paraître innocent, lorsque le retardataire ironise sur la durée éprouvante de la cérémonie funéraire. Mais dès que ce groupe d’hommes respectables a ingurgité quelques verres d’eau-de-vie, les langues se délient et dévoilent leur nature de mâles à la libido insatiable. En effet, dans le Japon du début des années 1960, le pouvoir masculin semble encore régner sans partage, avec tout ce que cela implique en matière de remarques cruellement graveleuses à l’égard des femmes au physique peu avantageux, comme la tenancière du temple au début du film, et sur la durée de cette volonté malsaine de guider à tout prix le destin de Akiko et de sa fille, qui n’avaient nullement sollicité autant d’ingérence dans leurs affaires privées. L’ironie suprême de Yasujiro Ozu consiste du coup à faire tourner en rond ces initiatives à la suspicion de malhonnêteté tenace, tout en renforçant presque accessoirement la structure chorale du récit. Aucun personnage n’est ainsi maître de la situation. Tout comme le sort variablement malheureux des uns et des autres n’influe que partiellement sur le propos global du film : le point de convergence si difficile à atteindre entre les impératifs des traditions matrimoniales et les volontés plus individualistes des femmes, en plein éveil de leur conscience et de leur confiance sociales.

© 1960 / 2013 Shochiku Co. Ltd. / Carlotta Films Tous droits réservés

Conclusion

On s’y est pris un peu tard pour notre rattrapage du cycle en onze films dédié pour le deuxième été de suite à l’immense Yasujiro Ozu. Mais rien que le très dense et subtilement intense Fin d’automne nous a convaincus de notre affinité avec ce réalisateur, un fin observateur sans complaisance de la condition humaine. C’est un film taillé au scalpel, réussissant en même temps l’exploit qui nous permet de distinguer les maîtres des artisans honnêtes et autres tâcherons, à savoir cette capacité si rare de garder toujours la douce musique discordante de l’humanité à l’oreille, tout en enchaînant discrètement des prouesses formelles.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici