Critique : L’Extravagant Mr Ruggles

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Extravagant Mr Ruggles afficheL’Extravagant Mr Ruggles

Etats-Unis, 1935
Titre original : Ruggles of Red Gap
Réalisateur : Leo McCarey
Scénario : Walter DeLeon, Harlan Thompson, Humphrey Pearson, d’après le roman de Harry Leon Wilson
Acteurs : Charles Laughton, Mary Boland, Charles Ruggles, Zasu Pitts, Roland Young
Distribution : Swashbuckler Film
Durée : 1h30
Genre : Comédie
Date de sortie : 20 mai 2015 (reprise)

Note : 3,5/5

La réédition récente du chef d’oeuvre de Leo McCarey, par l’entremise de Swashbuckler Film, est l’occasion de vérifier les dires de certains exégètes, à savoir que le metteur en scène d’Elle et Lui est l’un des grands noms de l’âge d’or des studios hollywoodien.

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Synopsis : Marmaduke Ruggles est un majordome très sélect. Son maître serait un parfait gentleman s’il n’avait le vilain défaut de jouer au poker et de parier son majordome. Cette fois, c’est un couple de bourgeois américains qui l’emporte. Ruggles fait une entrée remarquée dans la petite ville de Red Gap.

Zasu Pitts, Charles Laughton, Charles Ruggles and Maude Eburne i

Le reflet d’une certaine histoire des Etats-Unis

En dépit de son actuelle reconnaissance critique (quoique assez tardive si l’on en juge par le chapitre que lui consacre Jacques Lourcelles dans l’ouvrage suivant : « Leo McCarey : Le Burlesque des Sentiments », édité par la cinémathèque française en 1998), il ne bénéficie peut-être pas de l’aura et du prestige entourant certains monstres hollywoodiens tels que Franck Capra, John Ford ou bien King Vidor. Au contraire, Leo McCarey serait plutôt cet artisan humble et modeste, ne rechignant pas à la tâche et s’accommodant des contraintes des studios afin d’effectuer sa tâche journalière. Cette dernière affirmation est à nuancer avec le constat suivant : travailler au sein d’un studio hollywoodien oblige, au risque de devenir persona non grata, à adopter une position conciliante.

Disons que Leo McCarey semble avoir été plus enclin au compromis que d’autres (à cet égard, je vous invite à lire l’interview donnée par Serge Daney et Louis Skorecki lors de leurs périples à Hollywood dans le courant de l’année 1965, voir référence ci-dessus). Pourtant, avec ce film, Leo McCarey y retrouve un peu de cet optimisme béat qui faisait tout le sel de certaines oeuvres Capra-esques, en particulier dans sa description élogieuse du système égalitaire et démocratique Etats-Unien (anciennement l’Amérique) et surtout à la manière dont Leo McCarey excelle à mélanger le rire et l’émotion tout à la fois. L’Extravagant Mr Ruggles est aussi, et surtout, un film qui est le reflet d’une certaine Histoire des Etats-Unis : comment peut-on définir un américain ? Qu’est-ce qui fonde son essence même, sa manière d’être ? Qu’est-ce qu’un américain sinon un européen qui, pour diverses raisons, quitte l’Europe (le Vieux Monde) dans le dessein de s’installer en Amérique (« to settle » en anglais, « settlement » étant le terme utilisé jadis par les puritains, fuyant les iniquités en Europe, afin de nommer leurs propriétés) et de fonder une nouvelle communauté. Or, c’est précisément le même trajet qu’effectue Mr Ruggles dans le film.

L’humour, chez Leo McCarey, fonctionne sur un principe dichotomique, ou plutôt antagoniste, se fondant dans un mouvement dialectique soulignant la subtilité et la richesse de la force comique du réalisateur américain : Laurel et Hardy (l’on prêterait la paternité du tandem comique à Leo McCarey), Elle et Lui (considéré comme le pic de sa carrière au point d’en avoir réalisé deux versions), Mr Ruggles et ses nouveaux maîtres, l’Europe et l’Amérique. Cette force des contraires (le gros et le petit chez Laurel et Hardy, le cynique séducteur et l’ingénue dans Elle et Lui, etc…) irrigue une grande partie de la filmographie de McCarey.

Extravagant Mr Ruggles 02

Deux mondes, l’ancien, le nouveau…

Dans l’Extravagant Mr Ruggles, un lord anglais, avatar d’une aristocratie décatie, est sommé de laisser son domestique (formidable Charles Laughton) à une famille d’américains nantie suite à une partie de poker perdue. La scène durant laquelle le maître anglo-saxon lui apprend la nouvelle est plus que savoureuse : tout est dans la manière de dire, cet art de la litote dont les anglais excellent. A son grand regret, Mr Ruggles devra quitter son ancien maître et s’accoutumer à un nouvel environnement. Choc des cultures : Europe aristocratique (vieux monde) face à l’Amérique naissante et conquérante (nouveau monde). A la bonhomie rustaude des américains s’oppose les manières plus policées et doucereuses du majordome, respectueux des règles de bienséance dont l’application la plus stricte est surtout la perpétuation d’un ordre rigide auquel le domestique sera toujours inféodé.

Or, au contact de ses nouveaux maîtres, peu soucieux de l’application des règles de politesse (hormis peut-être par Mme Floud qui se donne une certaine constance un peu appuyée), Mr Ruggles va peu à peu s’affranchir de son état de domestique afin de devenir une personne à part entière, dotée d’un libre-arbitre, d’une conscience et d’une liberté de pensée auxquels il ne soupçonnait guère juste à présent. Plus tard, dans un esprit de libre-entreprise purement américain, Mr Ruggles va également créer son propre restaurant : l’ancien majordome devient son propre patron.

Le trajet, entre la France (lieu de résidence initial de Mr Ruggles) et les Etats-Unis va symboliser d’une certaine manière cette métamorphose. En se dirigeant vers les Etats-Unis, Mr Ruggles se libère peu à peu des fers de son aliénation domestique et va devenir littéralement quelqu’un d’autre. Au sens figuré, mais également au sens propre. Suite à un quiproquo cocasse, Mr Ruggles se fait passer pour un colonel hautement gradé de l’armée anglaise. Par cette soudaine transformation, Mr Ruggles peut à loisir fantasmer un passé jamais vécu, seulement imaginé. A noter le jeu particulièrement brillant de Charles Laughton, interprète d’un personnage qui lui-même joue un personnage fictif. Mise en abîme du jeu d’acteur dont le futur réalisateur de La Nuit du Chasseur parvient à saisir toutes les nuances.

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A travers cet aspect-là, Leo McCarey met le doigt sur un des grands fondements de la psyché américaine : son pouvoir de fascination et d’imagination. Si les Etats-Unis, et par extension Hollywood, sont un grand pourvoyeur de fiction, son explication réside peut-être dans son origine historique : les nouveaux immigrés débarquant en Amérique (ou aux Etats-Unis, suite à la guerre de Sécession) y voyaient le point de départ d’une nouvelle vie. Donc, d’une réinvention de soi-même. Combien parmi eux, à l’image de Mr Ruggles, ont du imaginer une vie antérieure fictive et imaginaire. A l’image des pasteurs bigots, dans les campement puritains, dont la rhétorique enflammée et eschatologique ont inspiré la littérature fantastique américaine, et donc corollairement, son extension logique : le cinéma hollywoodien. D’une certaine manière, Mr Ruggles est un symbole, une métaphore de l’Amérique. Comment raconte-t-on le destin héroïque d’un pays ? Comment donne-t-on l’envie de participer à la construction d’une nation ? A travers ses mythes justement. Et qu’est-ce qu’un mythe sinon l’agrégat de différents symboles et métaphores fondus dans un même récit. Un américain (les pasteurs puritains, Mr Ruggles, Hollywood, Leo McCarey…) est, en somme, une personne qui possède l’art et la maîtrise de raconter une histoire.

En ce sens, nul autre que Leo McCarey n’a su analyser les Etats-Unis mieux que quiconque, fors par John Ford, Franck Capra, King Vidor ou encore Griffiths.

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Conclusion

Sous ces atours de comédie divertissante lorgnant vers le burlesque, Leo McCarey a su analyser et ausculter l’esprit américain pour en livrer une version pertinente à travers le personnage de Mr Ruggles, devenu symbole à son insu.

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