Critique : Le diable n’existe pas

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Le diable n’existe pas

Iran : 2020
Titre original : Sheytan vojud nadarad
Réalisation : Mohammad Rasoulof
Scénario : Mohammad Rasoulof
Interprètes : Ehsan Mirhosseini, Shaghayegh Shourian, Kaveh Ahangar
Distribution : Pyramide Distribution
Durée : 2h32
Genre : Drame
Date de sortie : 1er décembre 2021

4.5/5

C’est après des études de sociologie puis de montage cinématographique que Mohammad Rasoulof a commencé une carrière de réalisateur. C’est en 2002, à l’âge de 30 ans, qu’il a réalisé son premier long métrage, Gagooman. Très vite, les ennuis avec la censure iranienne ont commencé malgré le caractère plutôt métaphorique de ses films, ennuis se traduisant par des peines de prison pour actes et propagande hostiles à la République Islamique d’Iran et des interdictions de sortie du territoire. Loin de le faire taire, cela l’a conduit à être de plus en plus explicite dans sa dénonciation, via ses films, du régime politique de son pays : puisque le caractère métaphorique de ses films n’empêchait pas les condamnations, pourquoi ne pas montrer carrément la réalité ?! Malgré les condamnations, malgré la confiscation de son passeport, malgré les interdictions, il réussit à réaliser des films qui trouvent un excellent accueil dans les plus grands festivals de la planète, les récompenses les plus importantes étant le prix de la mise en scène de la sélection « Un Certain Regard » pour Au revoir en 2011, et le prix « Un Certain Regard » pour Un homme intègre en 2017. Toutefois, la récompense la plus prestigieuse, c’est en 2020, avec Le diable n’existe pas, que Mohammad Rasoulof l’a obtenue : l’Ours d’or de la Berlinade, l’équivalent de la Palme d’Or au Festival international du film de Berlin. Une récompense que le réalisateur a été dans l’impossibilité de recevoir en main propre, n’ayant pas la possibilité de quitter son pays. C’est à sa fille Baran, par ailleurs actrice dans ce film, que la récompense a été remise.

Synopsis : Iran, de nos jours. Heshmat est un mari et un père exemplaire mais nul ne sait où il va tous les matins. Pouya, jeune conscrit, ne peut se résoudre à tuer un homme comme on lui ordonne de le faire. Javad, venu demander sa bien-aimée en mariage, est soudain prisonnier d’un dilemme cornélien. Bharam, médecin interdit d’exercer, a enfin décidé de révéler à sa nièce le secret de toute une vie. Ces quatre récits sont inexorablement liés. Dans un régime despotique où la peine de mort existe encore, des hommes et des femmes se battent pour affirmer leur liberté.

Un découpage en 4 épisodes

A peine plus d’un mois après l’excellent Le pardon de Maryam Moghadam et Behtash Sanaeeha, voici que nous arrive d’Iran un autre film, Le diable n’existe pas, tout aussi excellent, ayant lui aussi pour thème la peine de mort, toujours pratiquée à grande échelle dans ce pays. Alors que dans Le pardon, on était confronté aux suites de la reconnaissance d’une erreur judiciaire, avec la rencontre pour les spectateurs de l’épouse d’un innocent qui a été exécuté et du juge qui l’avait condamné, Mohammad Rasoulof, le réalisateur de Le diable n’existe pas, nous place aux côtés de ceux qui sont chargés d’exécuter la sentence, qu’ils soient professionnels ou jeunes gens sous les drapeaux, avec pour objectif de traiter de la responsabilité individuelle dans une dictature. Afin de contourner la censure qui intervient au niveau du scénario, en amont du tournage d’un film, Rasoulof a choisi de découper son film en 4 épisodes, chacun d’entre eux, présenté à chaque fois sous un autre nom que le sien, s’apparentant à un court-métrage d’une petite quarantaine de minutes. Habitué à ruser avec la censure, il savait très bien que la censure est moins pointilleuse sur les court-métrages que sur les longs. De plus, ce choix lui permettait de traiter un plus grand nombre de cas différents, du bourreau de profession, par ailleurs bon mari, bon père de famille, bon voisin, au père de famille qui avait choisi d’offrir à sa fille une vie plus agréable que celle qu’il pouvait lui donner à cause des conséquences d’un choix courageux mais difficile qu’il avait fait alors qu’il avait 20 ans, en passant par la rébellion d’un jeune conscrit et par les conséquences désastreuses du choix d’un autre conscrit de se porter volontaire pour une exécution dans le seul but d’obtenir une permission. A côté de ces hommes, de ces bourreaux potentiels qui obéissent ou qui refusent, il y a des femmes, des épouses, des fiancées, des filles, dont Rasoulof montre l’importance qu’elles peuvent avoir dans nombre de décisions malgré l’état d’infériorité dans lequel l’état iranien et la religion veulent les cantonner.

Obéir ? Refuser ?

Que peut-on faire, que doit on faire lorsqu’un ordre nous est donné de commettre une action incompatible avec notre morale personnelle ? Notre morale peut-elle s’opposer à un supérieur hiérarchique ? A la loi ? A un état, à son régime politique ? Au contraire, peut-on froidement obéir à n’importe quel ordre, sans état d’âme ? Ceux qui obéissent, ceux qui refusent !! En s’intéressant à 4 cas différents, Rasoulof a choisi de mettre en scène un homme qui a choisi d’embrasser la profession de bourreau et qui ne se pose pas de question ; un jeune homme qui, quels que soient les risques encourus, se refuse à exécuter une action qu’il réprouve ; un autre jeune homme, qui, dans des circonstances identiques, s’est porté volontaire pour exécuter ce même type d’action dans le but d’obtenir une permission lui permettant de rendre visite à sa promise (après tout, si ce n’est pas lui qui participe à l’exécution, un autre le fera !) ; un homme, enfin, qui sent la fin approcher, un homme qui, lui aussi, avait pris longtemps avant une décision courageuse et qui, tout le reste de sa vie, a en a payé les conséquences.

Ce faisant, Mohammad Rasoulof vient contribuer à enrichir la question philosophique posée en 1961 par Hannah Arendt suite à sa couverture journalistique du procès Eichmann à Jérusalem : quelle responsabilité ont les bourreaux dans un régime totalitaire ? Cela n’a rien d’étonnant, le réalisateur citant souvent cette philosophe dans ses propos, lui pour qui ne pas faire partie du système est d’une très grande importance, lui qui, comme Bahram, le personnage du dernier épisode, a pris des décisions courageuses consistant à faire connaître au monde entier la véritable nature du régime iranien et qui en a payé les conséquences.

Important, poétique et visuellement magnifique

Le diable n’existe pas pourrait n’être qu’un film important par ce qu’il nous dit de l’Iran, de ce qu’il nous dit de la nature humaine dans ce qu’elle peut avoir de beau et dans ce qu’elle peut avoir de médiocre. Ce serait déjà beaucoup ! Il est bon, toutefois, d’insister sur le fait que c’est aussi un film dans lequel la poésie à sa place, un film dont la beauté des images et la qualité des cadrages ne pourront qu’enchanter celles et ceux qui pour qui l’esthétisme est important au cinéma.

Pour Mohammad Rasoulof, construire un casting est un véritable casse-tête : tout d’abord, il se refuse à engager des comédiens ou des comédiennes compromis.es avec le régime. Ensuite, il y a son nom qui peut représenter un frein pour un.e artiste : la suite de la carrière ne risque-t-elle pas de souffrir d’une participation à l’un de ses films ? Pour Le diable n’existe pas, au tout début, les comédien.ne.s choisi.e.s ne savaient pas le nom du réalisateur. En fait, peu ont abandonné le rôle lorsque ce nom leur a été divulgué. On retrouve Baran Rasoulof, la propre fille du réalisateur, dans le dernier épisode. Quant à la présence de Rasoulof sur le tournage, elle n’était pas toujours possible du fait de l’interdiction de tourner qui le frappe, par exemple lors du tournage à l’aéroport, et il lui fallait alors donner des instructions très précises à l’équipe technique. Une anecdote parait-il authentique : lors d’un de ces épisodes, Rasoulof avait choisi de se mêler à l’équipe technique de façon incognito. Un policier l’a reconnu et ne l’a pas dénoncé !

Conclusion

A la fois poétique, visuellement magnifique, et, surtout, particulièrement éloquent dans sa dénonciation de la peine de la mort et des traumatismes qu’elle entraine, chez les familles des victimes bien évidemment, mais aussi chez les bourreaux et leur entourage, Le diable n’existe pas vient ajouter une pierre majeure à la longue liste des grands films iraniens.

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