Critique : Débâcle

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Débâcle

Belgique, Pays-Bas : 2023
Titre original : Het smelt
Réalisation : Veerle Baetens
Scénario : Veerle Baetens, Maarten Loix
Interprètes : Charlotte De Bruyne, Rosa Marchant, Amber Metdepenningen
Distribution : Jour2fête
Durée : 1h51
Genre : Drame
Date de sortie : 28 février 2024

4/5

Nous avons apprécié son jeu intense et très naturel dans de nombreux films belges ou français, Les Ardennes, Duelles, Au nom de la terre, Dealer, La petite et, surtout, Alabama Monroe où son interprétation de Elise ne pouvait que rester gravée dans la mémoire de toutes celles et de tous ceux qui ont vu ce grand film, César du meilleur film étranger en 2014. Nous la reverrons très prochainement (le 10 avril)  en tant qu’interprète dans Quitter la nuit, de Delphine Gérard. Avec Débâcle, la comédienne Veerle Baetens s’est transformée en réalisatrice. Ce film est l’adaptation du roman du même nom écrit en 2016 par Lize Spit, autrice belge de langue flamande. Grand succès littéraire en Belgique et aux Pays-Bas, ce roman est sorti 2 ans plus tard en traduction française chez Actes Sud. On ne résiste pas à l’envie de dire dès maintenant que, à notre humble avis, Veerle Baetens a parfaitement réussi son entrée dans la réalisation.

Synopsis : De nombreuses années après cet été où tout a basculé, Eva retourne pour la première fois dans son village natal avec un énorme bloc de glace dans son coffre, bien déterminée à affronter son passé.

Eva, la bonne copine

Cela fait des années que le village flamand de Bovenmeer connaît le trio d’enfants surnommé « Les trois mousquetaires », un trio formé par Eva, Tim et Laurens. Les parents d’Eva sont loin de former un couple parfait : le père est violent, la mère est portée sur la bouteille, et il y a souvent de la friture dans leurs relations. Tim a connu dans le passé un drame atroce : Jan, son frère aîné, s’est noyé dans la fosse à purin de la ferme familiale. Quant à Laurens, c’est le fils de Marie, la bouchère du village, une femme qui, dit elle, aurait bien aimé avoir une fille comme Eva. Alors que Eva, Tim et Laurens étaient inséparables jusqu’alors, le premier été les voyant entrer dans l’adolescence, 14 ans au compteur, voit apparaître une fissure dans leurs relations. Alors que Eva, qui, physiquement, fait beaucoup plus jeune que son âge, est restée une petite fille, Tim et Laurens sont déjà titillés par des pulsions sexuelles. Pour eux, Eva, c’est en quelque sorte leur petite sœur ou la bonne copine et ce sont d’autres filles qu’ils aimeraient voir se déshabiller sous leurs yeux.

Pour arriver à leur fin, ils ont inventé un jeu : toute fille ayant accepté d’y participer devra résoudre une énigme et s’engagera à enlever un vêtement à chaque mauvaise réponse. Leur espoir secret : que Elisa, la fille « de la ville » qu’ils ont vu passer, toute fière sur son cheval, accepte de participer à leur jeu. Là, Eva peut leur être utile : tout d’abord pour entrer en contact avec Elisa, ensuite parce qu’elle peut proposer une énigme particulièrement difficile à résoudre. Toutefois, on le sait bien, les plans les mieux élaborés ne donnent pas toujours les résultats attendus. Ils peuvent même aboutir à traumatiser à jamais une petite fille, d’autant plus si elle ne reçoit pas des adultes le soutien souhaité.

Quand on rencontre Eva au début du film, c’est 13 ans après ce funeste été. On comprend vite qu’elle ne va pas bien, qu’elle a du mal à nouer ou à garder des relations et que le départ de Tess, sa jeune sœur, avec qui elle vivait à Bruxelles et qui part pour vivre en couple, ne va pas arranger les choses. L’annonce que va se dérouler à Bovenmeer un événement commémorant le souvenir de Jan, le frère de Tim qui s’est noyé dans la fosse à purin, pousse Eva à retourner dans son village natal avec une idée derrière la tête, une idée qui a à voir avec l’énigme proposée à Elisa.

Une émotion qui s’épanouit dans une certaine dureté psychologique

Comme beaucoup de comédiens et de comédiennes, Veerle Baetens portait en elle depuis longtemps le rêve de se lancer dans la réalisation, un rêve pas forcément facile à concrétiser. Il a fallu qu’on lui mette entre les mains le roman « Het smelt » écrit par Lize Spit pour qu’elle finisse par franchir la marche. Bouleversée par la lecture de ce livre, elle a vu la possibilité de porter à l’écran des sujets qui, manifestement, lui tenaient à cœur : la soif d’appartenir à un groupe d’une petite fille vivant dans une famille dysfonctionnelle, l’ « innocence » des enfants qui peut arriver à se transformer en cruauté perverse, le drame des personnes qui, ayant enfoui leurs souffrances au plus profond d’eux-mêmes, se laissent dévorer par elles sans vraiment donner à leur entourage le moindre indice de leur mal-être.

Avec Maarten Loix, son coscénariste, Veerle a  longuement travaillé sur l’adaptation du roman pour le cinéma afin, dit-elle, de « s’approprier l’histoire ». C’est ainsi qu’elle a fait de Eva un personnage moins passif que dans le roman et qu’elle est passée des 3 récits temporels du roman à deux temporalités. Dans les allers et retours entre le passé et le présent, elle a choisi de rester suffisamment longtemps dans chaque époque afin de faciliter pour les spectateurs l’attachement au personnage d’Eva et elle s’est interdit l’utilisation d’une voix off alors que, dans le roman, l’histoire est racontée sous la forme d’un monologue intérieur.  A l’instar de l’autrichien Michael Haneke ou du mexicain Michel Franco, c’est sans aucune complaisance que Veerle Baetens filme des situations certes dérangeantes mais, malheureusement, totalement crédibles. Avec beaucoup de talent, elle vient en renfort de toutes celles et de tous ceux, réalisatrices, réalisateurs, spectatrices, spectateurs qui pensent que l’émotion n’a pas l’eau de rose comme seul terreau et que, au contraire, elle arrive très bien à s’épanouir dans une certaine dureté psychologique.

Une excellente distribution

On ne peut s’empêcher de penser que Veerle Baetens aurait pu s’attribuer le rôle de la mère d’Eva. C’était d’ailleurs le souhait de la production du film. Veerle n’y tenait pas du tout et elle a tenu bon. Elle a finalement porté son choix sur Naomi Velissariou, une remarquable comédienne gréco-belge établie aux Pays-Bas et plus souvent présente sur les planches que devant une caméra, même si on l’a vue dans un petit rôle dans Girl, de Lukas Dhont. Toutefois, les deux rôles les plus importants étaient ceux de Eva adolescente et de Eva adulte. Le choix des interprètes des enfants a été fait en premier et Rosa Marchant s’est imposée pour le rôle de Eva adolescente. A la vision du film, on découvre chez elle de très belles qualités de comédienne avec, en particulier, une maturité qui tranche avec son apparence physique. Pour le rôle d’Eva adulte, Veerle Baetens a choisi Charlotte De Bruyne, une actrice chevronnée dont l’aspect physique ne détonne pas avec celui de Rosa Marchant et qui a pu s’inspirer de la manière d’être de cette dernière, les scènes avec les enfants ayant été tournées en premier. A la lumière et à la photographie, Frederic Van Zandycke a fait un magnifique travail, prenant bien soin que les deux périodes du film soient bien caractérisées à l’image : chaleur et spontanéité pour les scènes du passé, tension pour le présent. Quant à la musique, composée comme celle d’Alabama Monroe par Bjorn Eriksson, on a vraiment, par moment, l’impression d’entendre une œuvre du compositeur estonien Arvo Pärt. Pas étonnant :  c’est exactement ce que recherchait Bjorn Eriksson !

Conclusion

Pour son premier long métrage en tant que réalisatrice, on ne peut pas dire que Veerle Baetens ait choisi la facilité, les sujets qu’elle y traite étant particulièrement violents d’un point de vue psychologique. Filmant avec beaucoup de talent et sans aucune complaisance des situations dérangeantes, elle s’installe sans coup férir parmi les grands réalisateurs de notre époque. Que nous réserve l’avenir la concernant ? On espère la revoir régulièrement en tant que comédienne tout en espérant également la voir se frotter à d’autres sujets en tant que réalisatrice. Concernant le premier espoir, Quitter la nuit, film dans lequel elle a un rôle important, va sortir le 10 avril prochain. Concernant le second, Veerle serait déjà en train de travailler sur l’adaptation d’une pièce de théâtre.

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