Critique : Adolescentes

0
3751

Adolescentes


France : 2019
Titre original : –
Réalisation : Sébastien Lifshitz
Interprètes : Anaïs Chambeaudie, Emma Jaubert
Distribution : Ad Vitam
Durée : 2h15
Genre : Documentaire
Date de sortie : 9 septembre 2020

3.5/5

Alors que, jusqu’à Plein Sud en 2009, Sébastien Lifshitz alternait avec bonheur documentaires et films de fictions, il semble que sa carrière ait pris ensuite une direction plus affirmée, ses 5 derniers films étant des documentaires : les remarquables Les invisibles, Bambi et Les vies de Thérèse, sortis en 2012, 2013 et 2016, le prochain, Petite fille, qui doit sortir en février 2021, et celui qui sort en ce mois de septembre, AdolescentesAdolescentes a été présenté et primé à la Semaine de la Critique du Festival de Locarno 2019.

Synopsis : Emma et Anaïs sont inséparables et pourtant, tout les oppose. Adolescentes suit leur parcours depuis leur 13 ans jusqu’à leur majorité, cinq ans de vie où se bousculent les transformations et les premières fois. A leur 18 ans, on se demande alors quelles femmes sont-elles devenues et où en est leur amitié. A travers cette chronique de la jeunesse, le film dresse aussi le portrait de la France de ces cinq dernières années.

Une entreprise de longue haleine

Il y a 7 ans, Sébastien Lifshitz s’est lancé dans une entreprise de longue haleine : filmer l’adolescence de deux jeunes filles, de l’âge de 13 ans à l’âge de 18 ans, de la 4ème jusqu’au bac, de 2013 à 2018. S’il avait décidé, dès le début, d’échapper à l’archétype traditionnel qui consiste à associer adolescence et banlieue, si possible difficile, le réalisateur pensait au départ porter son regard sur un garçon, imaginant que le regard d’un homme sur une jeune fille serait perturbant pour elle. Ayant jeté son dévolu sur la ville de Brive et ayant contacté tous les proviseurs de cette ville, il a commencé à comprendre, à la lumière de ce que ces derniers lui disaient, que le choix d’une fille serait plus judicieux : des filles qui ont davantage changé que les garçons, qui sont devenues « plus libres, plus indépendantes, plus intervenantes, plus drôles, plus parlantes, plus sensibles aussi à une certaine égalité de traitement, moins soumises qu’on veut bien le dire ». Des filles qui, lors des castings, se sont en effet révélées plus matures que les garçons, plus intervenantes, plus drôles aussi. De ces castings, deux jeunes adolescentes sont particulièrement ressorties : Emma et Anaïs. Très différentes, venant de milieux différents, mais, coïncidence, fréquentant le même collège et étant très copines. Du suivi d’un garçon, le film a donc fini par évoluer vers le suivi de deux filles !

Il n’était bien sûr pas question pour Sébastien Lifshitz de rester en permanence à Brive pendant 5 années et de filmer tous les jours Emma ou Anaïs. En fait, durant toute cette période il a partagé sa vie entre Paris et Brive, travaillant sur d’autres projets lorsqu’il était à Paris tout en gardant le contact avec Emma et Anaïs par téléphone, se rendant à Brive régulièrement pour des cessions de quelques jours, que ce soit pour filmer des événements marquants ou pour assister à des journées tout à fait ordinaires.

Emma et Anaïs

Amies en classe de 4ème lorsque le film commence, Emma et Anaïs le sont toujours au moment du bac, 5 ans plus tard, bien que les résultats scolaires aient fait que, après le collège, leurs chemins se sont séparés. Tout compte fait, les moments où l’on voit ensemble Emma et Anaïs sont relativement rares. De nombreuses scènes ont été tournées dans chacun des domiciles, aussi bien dans les espaces communs avec les parents que dans ce lieu refuge que constitue leur chambre de jeune fille. Entre Emma et sa mère, les prises de bec sont presque permanentes. Emma est issue d’un milieu social bourgeois et instruit, sa mère est très exigeante dans le suivi de ses études et elle est prête à tout pour lui imposer son propre choix quant à la suite de ses études. Une exigence qui pourra faire réfléchir certains parents dans la mesure où, au niveau où elle se situe, on a souvent l’impression qu’elle est contreproductive. Pour Anaïs, les rapports familiaux sont différents : ses parents font partie de ce qu’on appelle les classes populaires et, finalement, ils se félicitent qu’elle obtienne de bons résultats dans le lycée professionnel qu’elle fréquente à partir de la seconde. En plus, entre 2013 et 2018, sa famille enregistre de nombreux coups durs : maladie de Virginie, la mère d’Anaïs, décès d’une grand-mère, incendie de l’appartement dans lequel la famille vivait, un incendie causé par Timéo, le frère d’Anaïs. A noter que, dans les deux familles, les rapports père/fille sont, sinon inexistants, du moins beaucoup moins fréquents et beaucoup moins intenses que les rapports mère/fille. A titre d’exemple, la seule véritable intervention du père d’Emma à laquelle on assiste dans le film consiste en une comparaison du rapport des jeunes avec la politique entre sa génération et celle de sa fille. Il est vrai que la génération d’Emma et de Anaïs apparait comme étant très peu politisée, même si Anaïs, devant sa télé lors de la soirée électorale du 7 mai 2017, invective Macron en le traitant de « sale bourge », même si Emma glisse que la plupart de ses copines étaient pour Marine Le Pen, tout en rajoutant, à titre personnel : « tant que ce n’est pas Marine, le reste je m’en fiche ! ». Une génération très peu politisée, donc, mais qui sait se montrer lucide, comme lorsque Anaïs explique à sa mère, à la suite des attentats de Charlie Hebdo, qu’il ne faut pas confondre musulmans et islamistes.

Bien entendu, le film s’invite aussi dans des salles de classe, montrant les rapports des élèves entre eux et avec leurs professeurs. Il y a aussi de nombreuses séquences plus intimes, entre Emma et Anaïs, avec d’autres amies également, ou entre Anaïs et son petit ami. Sans tabou mais avec beaucoup de délicatesse, sont évoqués les avis des filles sur tel ou tel garçon, la perte de la virginité, le bon moment pour « le faire », la cellulite et les vergetures. Des séquences qui peuvent s’avérer très drôles comme lorsque Emma et Anaïs, parvenues à l’âge canonique de 18 ans, utilisent sans en prendre conscience un « langage de vieux » pour parler du comportement des filles de 14 ans, comme lorsque Emma et Anaïs imagine que, peut-être, plus tard, elles pourraient arriver à ressembler à leurs mères, mariées, avec des gosses et un chat.

Un apprentissage

Bien qu’étant un documentariste confirmé, Sébastien Lifshitz reconnait que le tournage de Adolescentes a été pour lui un apprentissage. En effet, dans un film comme Les invisibles, il s’agissait essentiellement d’entretiens face caméra, alors que dans Adolescentes, il lui fallait capter des scènes de la vie quotidienne, à l’école, en famille, entre copains et copines, avec, comme objectif, le fait que la présence de l’équipe technique et du matériel technique ait le moins d’influence possible sur la situation, sur le comportement et le discours des protagonistes. Il y avait bien sûr la crainte qu’Emma et Anaïs profitent de la situation pour jouer à l’actrice devant l’objectif. Une crainte loin d’être injustifiée : « Devant l’objectif, les deux filles vivaient un fantasme puissant d’être actrices. Elles m’offraient d’abord une image fantasmée d’elles-mêmes. Je laissais faire, il fallait que ça sorte. Et puis, généralement, au bout de deux heures, le « show » s’arrêtait et elles redevenaient elles-mêmes. C’est là que le film pouvait commencer pour moi ». En fait, Sébastien Lifshitz arrive même à voir même un côté positif dans la présence de la caméra, utilisée comme une alliée par Emma et Anaïs et leur permettant probablement de poser à leurs parents des questions qu’elles n’auraient peut-être jamais osé leur poser autrement.

A l’issue des 5 années passées (partiellement !) auprès de Emma et d’Anaïs, Sébastien Lifshitz s’est retrouvé face à 500 heures de rushes. La seule à ne pas paniquer était la monteuse Tina Baz et, après 6 mois de travail, arrivait une première version de … 12 heures. Le contrat avec Arte Cinéma, coproducteur du film, imposait une durée de 2 heures. En allant à l’essentiel, le réalisateur et la monteuse sont arrivé.e.s à 2 heures 15 minutes. Tourné au format 2:40, ce film qui nous en apprend beaucoup sur une partie de la jeunesse de notre pays rarement montrée au cinéma, ce film qui nous fait revisiter des moments importants de notre histoire récente, les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan, l’élection d’Emmanuel Macron, présente également l’intérêt d’être une belle réussite esthétique, tant dans la façon de scruter les corps et les visages que par l’utilisation très réussie du climat de Brive, avec ses saisons très marquées, pour montrer le passage du temps. La musique est présente dans le film, une musique sans emphase et utilisée avec beaucoup de justesse. Elle est l’œuvre du groupe britannique Tindersticks.

Conclusion

On attend toujours beaucoup de Sébastien Lifshitz, un de nos plus grands documentaristes. Adolescentes était a priori un exercice difficile : un filmage étalé sur 5 années, la captation de scènes de la vie quotidienne sans que la présence de la caméra et d’une équipe technique ait une trop forte influence sur tout ce qui était filmé. Au final, l’état des lieux de la société française actuelle qu’il nous propose est très intéressant et on s’attache aux deux adolescentes qui ont grandi devant sa caméra, même si, parfois, on les trouve injustes, voire horripilantes.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici