Critique : La Fièvre de Petrov

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in St. Petersburg, Russia, Tuesday December 10, 2019. (Photo Sergey Ponomarev for The New York Times)

Russie : 2021
Titre original : Петровывгриппе
Réalisation : Kirill Serebrennikov
Scénario : Kirill Serebrennikov, Alexey Salnikov
Interprètes : Semyon Serzin, Chulpan Khamatova, Yuliya Peresild
Distribution : Bac Films
Durée : 2h32min
Genre : Drame, Fantastique
Date de sortie : 1er décembre 2021

4,5/5

Au milieu du chemin de notre vie. Je me retrouvai dans une forêt obscure. Car la voie droite était perdue (extrait de La divine comédie de Dante Alighieri)

© Sergey Ponomarev 2021 – Arte France Cinéma / Bord Cadre Films / Hype Film / Charades / Logical Pictures / Bac Films Tous droits réservés

Le temps de la magie – Le Nouvel An

Le Nouvel An approche – symbole du passage à une nouvelle ère – et la famille de Petrov a la fièvre. Pendant presque deux heures et demie – qu’on ne voit pas passer – Kirill Serebrennikov nous lance dans un espace-temps complexe. En ce temps de magie (contrairement au Noël largement célébré en Europe, la grande fête annuelle en Russie est le Nouvel An) les personnages du passé surgissent dans le présent ; le rêve et la réalité s’entremêlent ; les esprits se brouillent sous l’influence de la fièvre et de l’alcool, et même un mort revient à la vie !

Les sauts spatiaux-temporels sont magistralement entrelacés dans des plan-séquences minutieusement rythmés. Ces descentes dans des labyrinthes dantesques au fonctionnement rhizomique présentent des pensées cinématographiques singulières. Les mêmes scènes se rejouent plusieurs fois, vues par des personnages différents, et forment une réalité plus complète en soulignant justement que tout n’est que point de vue.

Un simple geste de la main unit une scène lue par le protagoniste au reste du film en un très long plan-séquence. Ainsi, la fiction littéraire se transforme en fiction cinématographique lorsque le protagoniste tire et arrache le décor ; l’idée originale du façonnage des perceptions humaines qui passent d’un registre à l’autre en une seule prise cinématographique comme en une seule pensée. Ce récit fictionnel, rédigé par un écrivain médiocre, qui d’ailleurs mourra à la fin de cette même prise, raconte une histoire bien cliché d’une relation homosexuelle entre deux hommes. Le papier aux couleurs très vives, évoquant celles de Querelle de Rainer Werner Fassbinder tombe sous la main du protagoniste pour que cette fiction littéraire banale laisse place à la fiction cinématographique.

L’inventivité de la mise en scène de Serebrennikov unit ici magistralement les procédés théâtraux aux techniques cinématographiques. Il est difficile de ne pas penser au Miroir de Tarkovski grâce à ces passages fluides du rêve à la réalité et qui se laissent confondre, comme dans la scène du début, lorsque le protagoniste participe à une exécution. Des inconnus masqués et armés arrêtent le bus dans lequel notre héros se trouve. Ils le font descendre et lui fournissent une arme. Les otages sont forcés de se mettre contre le mur et l’exécution a lieu sous le regard indifférent des passagers du bus. Personne ne réagit aux réclamations de justice des prisonniers.

Est-ce une hallucination due à la fièvre où la réalité d’un pays où l’anarchie est le nouvel ordre ? Si la comparaison avec Le Miroir est valable, le miroir de Serebrennikov reflète une réalité bien plus dure et crue. Les seuls moments de répit qui éclairent ce présent post-soviétique bien noir, se forment grâce à des souvenirs de l’enfance soviétique.

Chulpan Khamatova © Sergey Ponomarev 2021 – Arte France Cinéma / Bord Cadre Films / Hype Film / Charades / Logical Pictures / Bac Films Tous droits réservés

Le passé habite le présent

Cette déchirure entre l’ancien et le nouveau, entre l’Union Soviétique avec ses valeurs positives et la croyance en un futur glorieux, et la réalité crue, dure et sans espoir d’aujourd’hui, laisse l’Homme dans l’abandon le plus profond. La réalité grise de l’hiver de la Russie contemporaine contraste avec l’hiver soviétique ensoleillé. Les espaces de mémoire sont creux, ils se rencontrent, se croisent et se lancent dans un continuum sans début, ni milieu, ni fin – un système rhizomique. Contrairement à la nostalgie tarkovskienne, celle de Serebrennikov se déploie comme un véritable spectacle de violence physique et psychique des corps fiévreux.

Le bus qui traverse la ville réapparaît comme un leitmotiv tout au long du film et représente le trajet de la vie à la mort et à la vie à nouveau, puisque la dernière scène du film nous donne à voir une résurrection « à la russe ». Un homme quitte un cercueil dans une voiture de service funéraire. Il a simplement dormi après avoir consommé beaucoup de vodka. Le conducteur du corbillard et ses copains, tous ivres mort, croyaient en revanche que le mort était revenu à la vie.

© Sergey Ponomarev 2021 – Arte France Cinéma / Bord Cadre Films / Hype Film / Charades / Logical Pictures / Bac Films Tous droits réservés

Conclusion

Les grands artistes voient le futur. Le 24 février 2022, Vladimir Poutine ordonne l’invasion de l’Ukraine et le combat criminel, qui a déjà cueilli des milliers des vies, pour un retour en arrière dans une sorte d’Union Soviétique est toujours en cours. Kirill Serebrennikov a quitté la Russie et vit et travaille aujourd’hui entre Berlin et Paris.

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