Le Mage du Kremlin

France, 2025
Titre original : –
Réalisateur : Olivier Assayas
Scénario : Olivier Assayas et Emmanuel Carrère, d’après le roman de Giuliano Da Empoli
Acteurs : Paul Dano, Alicia Vikander, Jude Law et Jeffrey Wright
Distributeur : Gaumont
Genre : Drame historique
Durée : 2h25
Date de sortie : 21 janvier 2026
3,5/5
Et si nous, en Occident, de concert avec nos politiciens et nos médias, nous n’avions jamais vraiment abordé le mythe Vladimir Poutine dans le bon sens ? Si notre optique européenne, largement formatée par l’influence diplomatique, économique et culturelle des États-Unis, nous empêchait de concevoir le président russe de longue date autrement que dans une dichotomie manichéenne ? De toute façon, ce n’est pas comme si la période était propice à une relecture non-partisane de son règne, par ailleurs en toute probabilité loin d’être terminé. Pour cela, les fréquences de perception et de communication sont beaucoup trop brouillées. Par la guerre en Ukraine et toutes les manœuvres de propagande univoques qui l’accompagnent depuis des années. Enfin, l’industrie cinématographique russe étant actuellement ce qu’elle est, nous ne sommes pas près de voir venir de cette direction-là une fresque historique pouvant accomplir cette tâche considérable.
En quelque sorte, le nouveau film de Olivier Assayas, présenté en avant-première à l’Arras Film Festival, vient donc à point nommé. A l’image de son héros foncièrement opportuniste, Le Mage du Kremlin entreprend un acte d’équilibriste en termes de propos qui borderait à de la fumisterie, s’il n’était pas exécuté avec une telle maestria. Avec un Paul Dano magistral en son centre, le récit fait passer en revue les grands événements de l’Histoire russe récente. Sans tomber dans le piège de dresser un portrait tendancieux, ni de Poutine, ni des temps mouvementés qui l’ont vu naître sur la scène nationale et internationale.
Par un jeu astucieux de tiroirs narratifs, qui adoptent à travers le récit cadre le point de vue en trompe-l’œil de l’universitaire américain interprété avec sa retenue habituelle par Jeffrey Wright, le 21ème long-métrage du réalisateur dépeint ce début du XXIème siècle pas tout à fait en prenant fait et cause pour le président tant décrié, mais pas non plus en en faisant un despote machiavélique.
Avec en prime l’interprétation fort savoureuse de Jude Law, on ne peut alors que féliciter Olivier Assayas et son coscénariste Emmanuel Carrère, qui a même droit à une brève apparition au début du film. Ils ont su nous présenter si brillamment sous un nouveau jour une histoire tristement parasitée jusque là par toutes sortes de demi-vérités intéressées. Ce qui ne signifie nullement que nous souscrivons aveuglément au propos du film, mais que nous le recommandons avec enthousiasme pour la subtilité et l’ouverture d’esprit avec lesquelles il traverse ce terrain hautement miné !

Synopsis : Alors qu’il vit retiré à la campagne, l’ancien conseiller du « Tsar » Vladimir Poutine Vadim Baranov accepte de recevoir et de se confier à l’universitaire et journaliste américain Rowland. Il retrace alors son parcours hors du commun. Depuis ses ambitions de jeunesse en tant que metteur en scène de théâtre dans les folles années 1990, jusqu’à son implication plus ou moins directe dans les opérations de désinformation, voire d’incitation à la révolte à l’étranger de son pays un quart de siècle plus tard. C’est le point de vue privilégié d’un homme qui a toujours su tirer son épingle du jeu, sans le moindre scrupule, en saisissant les occasions qui se sont présentées à lui, d’abord de la part des oligarques, puis en façonnant l’image du président russe.

De la patrie au supermarché
La Russie d’aujourd’hui est un bourbier. Un bourbier à la fois idéologique, politique, économique et militaire. En somme, il n’y a rien de bien intéressant à en tirer, à première vue. Or, pour notre plus grand bonheur, Olivier Assayas ne s’est point laissé décourager par cette image défavorable pour nous concocter un film particulièrement stimulant.
Plutôt que de le surcharger d’une esthétique clinquante et d’un propos nostalgique, comme avait pu le faire récemment Kirill Serebrennikov avec Limonov La ballade, il prend la plupart des idées reçues sur la Russie à contre-pied. Les faits marquants de ces dernières années y sont bien inclus, soit. Mais ce qui change, c’est le traitement prodigieusement biaisé que la narration leur administre. Sans jamais nous imposer ce que nous sommes censés en penser ou comment comprendre les frasques du protagoniste dans un contexte a priori inconcevable pour quiconque n’a jamais côtoyé de près la culture et le peuple russes.
Ce qui ne veut pas du tout dire que Le Mage du Kremlin s’évertue à nous garder à distance, voire à rendre les mystères de l’âme russe encore plus impénétrables à nos yeux. Bien au contraire, grâce à une mosaïque filmique qui, au lieu de nous prendre par la main afin de nous amener vers le genre de certitude géopolitique qui a tendance à endormir notre esprit critique, nous fait subtilement comprendre que la complexité du monde contemporain est appelée à rester insondable. Faut-il y voir l’aboutissement suprême du dessein diabolique de la part des services secrets russes, qui vise à susciter partout un chaos inextricable ? Pas nécessairement.
Toutefois, en préservant la complexité d’une situation de base qui rompt complètement avec la pensée binaire de la Guerre froide, la mise en scène renvoie constamment la balle d’une interprétation à bandes multiples au public. Ce qui est un gage de respect à son égard et de responsabilité à endosser par lui des plus précieux !

Épouser son temps
Aussi sophistiquée la forme de ce film passionnant soit-elle, aussi dubitatif son propos se montre-t-il envers ces veaux d’or qui règnent sur notre époque. Tandis que le flottement existentiel de Baranov est d’ores et déjà énorme, celui de l’amour de sa vie s’avère encore plus ample. Au détail près que les sentiments n’ont guère leur place dans Le Mage du Kremlin. Tout n’y est que calcul et manigance pour accroître son pouvoir ou le garder. Dans un tel contexte, la frivolité féminine n’a pas son mot à dire. Dès lors, il faudra tout le charme de Alicia Vikander pour rendre crédible Ksenia, une opportuniste du même calibre que son amant à intervalles irréguliers. Si ce n’est qu’elle croît encore aux fausses promesses de la richesse matérielle, là où le bras droit de Poutine a parfaitement compris que les choses sont plus complexes et éphémères.
Mieux vaut en effet ne pas trop s’attacher aux biens et aux personnes dans la Russie de Poutine, où un simple revirement de stratégie politique peut vous conduire directement dans le goulag sibérien, voire vous achever sans états d’âme d’une balle dans la tête ou – pour des cas exceptionnels – d’une chute mortelle malencontreuse. D’ailleurs, c’est dans ces moments, lorsque la cruauté froide et calculatrice du tsar officieux s’oppose de front à la beauté plastique des images et à notre envie irrépressible de tirer quelque chose de positif de notre séance, où est atteint le stade supérieur du raffinement, que les qualités de ce conte politique, sans doute plus proche de la réalité qu’on aimerait le croire, deviennent le plus évidentes.

Conclusion
Même si les chroniques historiques ne font partie de la filmographie de Olivier Assayas que de manière annexe, nous nous réjouissons chaque fois qu’il nous gratifie d’un récit polymorphe, susceptible d’ébranler nos certitudes péremptoires. Sans l’ombre d’un doute, Le Mage du Kremlin est de ceux-là ! Porté autant par le refus catégorique du réalisateur de suivre la voie tout tracée de la propagande anti-russe que par les interprétations magistrales de Paul Dano en caméléon nullement dupe du mal qu’il fait et de Jude Law en despote très ferme dans ses objectifs à atteindre, il s’agit d’une œuvre cinématographique peut-être trop nuancée pour la période marquée par l’ignorance et les convictions sommaires que nous traversons actuellement tant bien que mal.














