Vu sur MUBI : Guilty Bystander

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© 1950 Laurel Films / Film Classics / ByNWR Tous droits réservés

On est face à un sérieux dilemme par rapport à MUBI, la plateforme de vidéo par abonnement britannique qui propose chaque jour et pendant un mois un nouveau film soigneusement sélectionné. Car en ces temps de confinement mondial et d’offre spéciale d’un euro symbolique pour les trois premiers mois d’accès à son catalogue mensuel, renouvelé à un rythme journalier, le site semble être tombé victime de son succès. C’est un véritable parcours du combattant cinéphile, pour ne pas dire une loterie, pour y accéder d’une façon techniquement satisfaisante, c’est-à-dire sans qu’une mise en tampon incessante ne rende le visionnage impraticable. Or, quand on y parvient, la récompense se chiffre en petites perles du cinéma mondial, obscures ou vénérées depuis leur sortie, comme Guilty Bystander, une production indépendante américaine du début des années 1950, qui quittera déjà les disques durs de cette caverne d’Ali Baba d’ici demain soir. Il ne vous reste donc plus beaucoup de temps pour admirer par vous-mêmes le travail de restauration admirable effectué par l’équipe de Nicolas Winding Refn sur ce film noir, mis en scène par Joseph Lerner avec une efficacité remarquable.

Parmi les genres en vogue à Hollywood dans l’après-guerre, celui du film noir était probablement le plus révélateur du malaise social qui s’était alors emparé de la société américaine, en quête de sens et d’optimisme après l’épreuve collective de la guerre. Rien de mieux qu’une plongée dans les bas-fonds du crime pour sonder l’âme d’une société aux traumatismes soigneusement occultés. Cette thérapie psychologique par grands écrans interposés n’a peut-être pas produit les résultats escomptés à long terme. On lui doit cependant quelques films mémorables, inscrits pour l’éternité dans le panthéon du Septième Art. Que Guilty Bystander n’en fait pas partie est dû, entre autres raisons, à son profil confidentiel. Car comment se repérer convenablement parmi le vaste champ inexploré de productions indépendantes, si les nombreux films sortis des grands studios à cette époque-là suffisent déjà à eux seuls pour remplir amplement l’emploi du temps de tout cinéphile qui se respecte ? Un peu de curiosité ne fait pourtant pas de mal dans ce contexte de découverte patrimoniale, comme le prouve ce film-ci, certes tourné avec trois bouts de ficelle, quoique investi d’un regard sans complaisance sur quelques fléaux durables de la société américaine.

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Le principal point d’intérêt du film de Joseph Lerner se situe ainsi moins du côté de son intrigue – la recherche à peu près haletante par un ancien flic de son fils enlevé – que du regard très sombre qu’il jette sur ses personnages, pris au piège d’une condition sociale dépourvue d’échappatoire. Qu’il n’en déplaise à la fin heureuse qui dénote péniblement au sein du récit, ce dernier se démarque au contraire par le cercle vicieux qu’il dessine stoïquement pendant une heure et demie. La description de l’alcoolisme y est particulièrement saisissante, cinq ans après que Le Poison de Billy Wilder avait rendu vaguement fréquentable ce sujet épineux et autant d’années avant que L’Homme au bras d’or de Otto Preminger ne fasse pareil pour la dépendance à la drogue. Le personnage principal, interprété sans fausse pudeur par Zachary Scott, est une loque humaine ambulante, en plein coma éthylique ou presque quand son ex-femme vient le solliciter pour retrouver leur fils au début du film. L’ancien flic Max Thursday arrive à se ressaisir suffisamment pour commencer l’enquête de son côté. Mais les occasions, plus glauques les unes que les autres, ne manquent pas pour le voir minablement rechuter.

Sans ménagement, la démystification du rêve américain, porté par l’homme en parfaite conformité avec le modèle social du patriarcat, y opère à plusieurs niveaux. D’abord, c’est la figure légendaire par excellence du père qui est démontée en bonne et due forme par la mise en scène, Thursday ne sachant même plus à quoi ressemble son fils, qu’il n’a plus vu depuis des années. Puis, le repère d’assurance majeur du policier subit le même sort toxique, par le biais de l’évocation de la descente aux enfers du protagoniste, autrefois un commissaire admiré par ses collègues et désormais réduit à jouer au détective dans un hôtel pourri. Enfin, c’est l’homme dans ce qu’il a de plus viscéral qui est mis en cause, la démarche de cet anti-héros avant l’heure ressemblant de plus en plus à la reptation d’un mollusque humain, au fur et à mesure que ses adversaires le malmènent. La conclusion logique de tant de déchéance brutale de la virilité serait a priori la mort, seule et misérable, si ce n’était pour ce dénouement incongru, déjà cité plus haut.

Enfin, comme l’un de nos axes de réflexion préférés pendant cette longue période de confinement est le rapport des genres, permettez-nous de lui consacrer quelques mots ici. Les personnages féminins sont certes conformes, dans Guilty Bystander, aux stéréotypes de rigueur à cette époque lointaine des années ’50. Que ce soit Faye Emerson en mère inquiète jusqu’à l’hystérie, Kay Medford en femme fatale qui s’obstine à croire encore au prince charmant ou bien Mary Boland en tenancière aux faux airs de grand-mère bienveillante, elles remplissent toutes sagement le rôle que le scénario un peu trop bavard leur a attribué. Toutefois, la faiblesse du personnage principal, complètement au bout du rouleau sans les incitations périodiques de la part de ses pendants féminins à ne pas lâcher l’affaire, leur permet de gagner subtilement en envergure dramatique. Sans être précocement en faveur d’un féminisme doux, le troisième long-métrage de Joseph Lerner se distingue alors du côté du pied d’égalité sur lequel il s’emploie à mettre les hommes et les femmes dans l’univers désespéré qu’il dessine, selon les règles de l’art du film noir pur et dur.

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