Critique : The wasteland

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The wasteland

Iran : 2020
Titre original : Dashte Khamoush
Réalisation : Ahmad Bahrami
Scénario : Ahmad Bahrami
Interprètes : Ali Bagheri, Farrokh Nemati, Mahdieh Nassaj
Distribution : Bodega Films
Durée : 1h43
Genre : Drame
Date de sortie : 6 septembre 2023

4.5/5

Après avoir vu The wastetown, sorti le 2 août dernier, l’impatience était grande de voir son film précédent, The wasteland, Prix du Meilleur Film dans la section Orizzonti et Prix FIPRESCI lors du Festival du Film de Venise de 2020. Déception ou confirmation ? Inutile de vous faire patienter plus longtemps : The wasteland est la confirmation du très grand talent du réalisateur iranien Ahmad Bahrami.

Synopsis : Quelque part perdue dans le désert iranien, une usine de briques est obligée de fermer face aux contraintes économiques. Les différents employés accusent très différemment le coup. Le superviseur Lotfollah joue les intermédiaires entre le patron et les ouvriers. Né sur place, il n’a jamais quitté l’enceinte de l’usine. Il va tenter d’accompagner les différents membres de la communauté – et notamment la belle Sarvar qu’il aime en secret.

Tout simplement, un autre chef-d’œuvre de Ahmad Bahrami !

C’est une briquèterie localisée dans un environnement désertique, dans la plaine de Nemat Abad, à l’est de Téhéran, que Ahmad Bahrami a choisie pour nous parler de la condition ouvrière. Considérant que « la relation ouvrier/employeur n’a ni date, ni endroit », le réalisateur insiste sur les efforts qu’il a entrepris pour rendre son film aussi intemporel que possible et faire en sorte que les lieux où se déroule l’action soient universaux. Il n’empêche, si l’absence de téléphone portable et la seule apparition d’un véhicule automobile sans âge rendent difficile une datation de l’action, une poignée de détails concourent à situer l’action en Iran et pas ailleurs. Le personnage central du film s’appelle Lotfolah. Agé de 40 ans, il vit dans cette briquèterie depuis sa naissance. Dans le cadre des relations ouvrier/employeur, il est l’intermédiaire entre les ouvriers et le patron, et, à ce titre, c’est lui qui fait remonter au patron les doléances des ouvriers et des ouvrières. Il est aussi l’homme chargé de répartir les tâches et de faire régner la meilleure ambiance de travail possible.

Toutes ces tâches sont difficiles, en particulier parce que la situation économique de l’usine est particulièrement mauvaise : le béton a remplacé la brique et, dans la plaine de Nemat Abad, une cinquantaine de briquèteries ont déjà fermé. Résultat : quand les ouvriers sont payés, c’est toujours avec beaucoup de retard. De plus, ces ouvriers ont des origines différentes et l’antagonisme entre kurdes et azéris entraîne parfois de sévères altercations pouvant se terminer en véritables pugilats. Toutefois, le pire pour Lotfolah réside dans l’amour secret qu’il porte à une ouvrière, tout en étant conscient que cette dernière, Sarvar, est la maîtresse du patron ou, plutôt, son « épouse temporaire » dans le cadre officiel d’un « sigheh » lorsque son épouse légitime n’est pas en Iran. Le patron, quant à lui, fait preuve d’une grande hypocrisie lorsqu’il reçoit individuellement ses ouvriers, et, dans un monde où tout le monde s’épie et dénonce les agissements des autres, il se révèle être un véritable  expert en paroles lénifiantes.

Pourquoi est-ce un chef d’œuvre ? 

Au vu de ce qui précède, on pourrait penser que The wasteland est certes un film intéressant sur la vie d’une usine en grande difficulté économique mais n’est pas forcément pour autant un grand film d’un point de vue cinématographique. Il n’en est rien : comme The wastetown que nous avions encensé il y a un mois, The wasteland est un très grand film de cinéma. Cinématographiquement très proche du réalisateur hongrois Béla Tar, Ahmad Bahrami est un adepte des plans séquences filmés sous forme de travellings très lents qui partent d’un endroit, d’un objet ou de l’environnement, qui s’attardent sur un ou plusieurs personnages et finissent par repartir vers l’atmosphère. Loin d’engendrer l’ennui, cette forme de lenteur et de douceur dans la trajectoire de la caméra contribue au contraire à générer une grande tension chez le spectateur, invité qu’il est par ce biais à se demander ce qui va apparaître à l’écran dans les secondes qui suivent. La vie des ouvriers de la briquèterie n’ayant pas de couleur, le fait de tourner en Noir et Blanc (un Noir et Blanc magnifique !) était une évidence pour le réalisateur tout comme le choix du format 4/3 qui montre « la pression que les ouvriers subissent de tous les côtés ». Toutefois, le choix le plus fort du réalisateur réside dans la façon d’annoncer la fermeture de l’usine aux ouvriers. Très vite, on apprend que Lotfolah doit prévenir tout le personnel que le patron veut voir tout le monde. Cette rencontre patron/ouvriers qui va se dérouler à l’extérieur, on va la voir à l’écran une fois, deux fois, trois fois, quatre fois, cinq fois, chaque fois filmée sous un angle différent. D’une fois à l’autre, le début du discours du patron ne varie pas, évoquant le déclin de la brique dans les constructions immobilières, mais, à chaque nouvelle présentation de la rencontre, la situation économique présentée aux ouvriers devient de plus en plus sombre, avec, au passage, une pique contre le gouvernement iranien qui était censé aider la briquèterie mais qui n’a rien fait.

Entre chaque présentation de la rencontre, le film se focalise sur un des personnages, lequel, systématiquement, finira par s’allonger en se recouvrant d’un drap blanc. Ce drap blanc dans lequel on enterre les morts dans le monde musulman, ce symbole de la mort que Ahmad Bahrami utilisera également dans The wastetown, est la représentation d’une mort quotidienne pour chaque ouvrier, suivie d’un retour à la vie « pour souffrir encore et encore ». Le volet son est très important dans le cinéma de Ahmad Bahrami. Dans The wasteland, on entend de temps en temps, de façon très discrète, un beau thème musical composé par Foad Ghahramani, mais la musique qu’on entend le plus n’est autre que le bruit du vent, un vent qui soulève de la poussière, et qui, s’il est vu comme étant le vent de l’histoire, contribue à pousser la briquèterie vers le cimetière des sites industriels. A part Ali Bagheri, interprète de Lotfolah dans The wasteland, également présent dans The wastetown et dans deux films iraniens arrivés récemment sur nos écrans, le reste de la distribution est constitué de comédiens et de comédiennes dont la renommée n’a pas (encore) atteint les frontières de notre pays. Quant à l’équipe technique qui a travaillé sur The wasteland, ce sera la même sur The wastetown, avec, en particulier le Directeur de la photographie Massoud Amini Tirani à qui l’on doit ce somptueux Noir et Blanc qu’on retrouve dans les deux films.

Conclusion

La vision de The wasteland confirme le choc esthétique et émotionnel qu’on avait ressenti à la sortie de The wastetown : Ahmad Bahrami est un très grand réalisateur dont les choix esthétiques et les choix de mise en scène permettent de porter à un très haut niveau de cinéma des histoires au contenu plutôt banal.

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