Critique : Shikun

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Shikun

Israël, France, Suisse : 2023
Titre original : –
Réalisation : Amos Gitaï
Scénario : Amos Gitaï, d’après « Rhinocéros » de Eugène Ionesco
Interprètes : Irène Jacob, Yaël Abecassis, Hana Laszlo
Distribution : Epicentre Films
Durée : 1h25
Genre : Drame
Date de sortie : 6 mars 2024

3/5

Synopsis : Inspiré de la pièce d’Eugène Ionesco, le film raconte l’émergence de l’intolérance et de la pensée totalitaire à travers une série d’épisodes quotidiens qui se déroulent en Israël dans un seul bâtiment, le Shikun. Dans ce groupe hybride de personnes d’origines et de langues différentes, certains se transforment en rhinocéros, mais d’autres résistent. Une métaphore ironique de la vie dans nos sociétés contemporaines.

C’est un  plaisir coupable fait de nostalgie qu’on ressent à la vision de Shikun, le nouveau film de Amos Gitaï. Ce film, en effet, nous transporte 64 ans, en arrière, en 1960, année qui vit la première représentation française de « Rhinocéros » , une des pièces les plus connues de Eugène Ionesco et dont le film est une adaptation très libre. 1960 est également l’année qui vit la sortie de A bout de souffle, le premier long métrage de Jean-Luc Godard, or la mise en scène de Shikun  se situe quelque part entre le cinéma de Godard et Dogville de Lars Van Trier. « Rhinoceros » est une pièce qu’on range dans le théâtre de l’absurde et que Ionesco a écrite en réaction à la montée du totalitarisme dans les années 30 afin de montrer les dangers du conformisme qui, en gommant la pensée individuelle des individus, ouvre la porte en grand à des régimes autoritaires.

C’est avant le 7 octobre 2023 que Amos Gitaï a entrepris de réaliser cette adaptation de la pièce, en la transposant dans le contexte israélien de l’époque : face à la tentative de réforme du système juridique entreprise par Netanyahou et son gouvernement  d’extrême droite, tentative qui était vue par beaucoup comme un projet de transformation d’Israël en un régime autocratique et autoritaire, un vaste mouvement de protestation s’était levé, réunissant des universitaires, des groupes féministes, des pacifistes, des soldats, des économistes, tout un monde qui refusait de rester englué dans le conformisme et la disparition de l’esprit critique. Ayant alors relu « Rhinocéros » Amos Gitaï y a vu  l’inspiration pour un film parlant du présent de cette époque. Un présent qui, comme tous les présents, ne cesse d’évoluer et qui, au moment où s’annonçait la sortie du film, était devenu très différent avec, le 7 octobre,  les attentats terroristes du Hamas suivis de la guerre de destruction de Gaza et de son peuple menée par l’armée israélienne. Amos Gitaï a d’abord envisagé de ne pas sortir son film avant de décider de le montrer tel qu’il était. C’est au Festival de Berlin, où le film avait été sélectionné dans la section Berlinale Special, que, le 18 février 2024, Shikun a vécu sa première mondiale.

Lorsqu’on sait que Amos GitaÏ a été architecte avant de se lancer dans le cinéma, on ne sera pas surpris de son choix concernant le lieu de tournage de son film. Il s’agit d’un immeuble qui passe pour être, avec ses 250 mètres de long, le plus long existant au Moyen Orient. Construit à Beer-Sheva, en plein désert du Néguev, c’est un logement social, un bâtiment pour accueillir, un shikun. Les très longues coursives de ce bâtiment voient arriver une grande quantité de gens, des israéliens, des palestiniens, des ukrainiens, d’autres encore, et ces lieux se prêtent parfaitement aux plans séquence qu’affectionne le réalisateur. On y parle de nombreuses langues et on y rencontre la peur, avec certains qui se transforment en rhinocéros et d’autres qui résistent. Au milieu de tout cela, un personnage à part, magnifiquement interprété par Irène Jacob : effrayée par l’apparition de ces rhinocéros, elle s’exprime en français et c’est en quelque sorte un mélange des différents protagonistes de la pièce. Auprès d’elle, Amos Gitaï a réuni des comédiennes qu’il avait déjà fait tourner, comme Yaël Abecassis, Hana Laslo et la palestinienne Bahira Ablassi.

Il a aussi décidé de faire appel à d’autres références littéraires que le seul « Rhinocéros » . C’est ainsi qu’on retrouve dans son film un passage sur la lâcheté venant d’Umberto Eco et un texte, probablement le plus fort du film, écrit par la journaliste et écrivaine israélienne Amira Hass : Il est possible que le jour arrivera où les jeunes israéliens, pas un, pas deux, mais une génération entière demandera à ses parents « Comment avez vous pu ? » (faire subir les injustices et les atrocités infligées durant tant d’années aux Palestiniens). Et le film se termine avec « Pense aux autres », le bouleversant poème du grand poète palestinien Mahmoud Darwish  : Quand tu prépares ton petit-déjeuner, pense aux autres (N’oublie pas de nourrir les colombes),  Quand tu mènes tes guerres, pense aux autres (N’oublie pas ceux qui réclament la paix), Quand tu règles la facture d’eau, pense aux autres (N’oublie pas ceux qui dépendent de la pluie), etc. Par ailleurs, la musique joue un rôle important dans le film. Deux compositeurs se sont partagés le travail : on entend des morceaux composés par Alexey Kochetkov et qui étaient déjà enregistrés avant la réalisation et des improvisations du clarinettiste et saxophoniste de jazz Louis Sclavis, présent sur le tournage. Maintenant, reste à savoir comment ce film, à la fois beau et exigeant, sera reçu par les spectateurs et les spectatrices qui ne sont pas familiers avec le théâtre de Ionesco !

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