Critique : Reprise en main

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 Reprise en main

France : 2022
Titre original : –
Réalisation : Gilles Perret
Scénario : Gilles Perret, Marion Richoux, Raphaëlle Desplechin, Claude Le Pape
Acteurs : Pierre Deladonchamps, Laetitia Dosch, Grégory Montel
Distribution : Jour2fête
Durée : 1h47
Genre : Drame
Date de sortie : 19 octobre 2022

4/5

Fils d’ouvrier, Gilles Perret a fait des études d’ingénieur et a travaillé un temps dans des usines de la vallée de l’Arve, la région dont il est originaire. C’est presque par hasard qu’il s’est tourné vers le cinéma et les documentaires à caractère le plus souvent social qu’il a réalisés depuis 2006 ont rencontré un succès croissant auprès du public, jusqu’à atteindre 192 000 spectateurs pour J’veux du soleil !, film sur les gilets jaunes réalisé avec François Ruffin. Au moment où on parle beaucoup de CNR, Conseil national de la refondation, il est bon de reparler de Les jours heureux, film réalisé en 2013 par Gilles Perret et consacré à l’histoire du programme du VERITABLE CNR, le Conseil National de la Résistance. Reprise en main est le premier film de fiction de Gilles Perret.

Synopsis : Comme son père avant lui, Cédric travaille dans une entreprise de mécanique de précision en Haute-Savoie. L’usine doit être de nouveau cédée à un fonds d’investissement. Epuisés d’avoir à dépendre de spéculateurs cyniques, Cédric et ses amis d’enfance tentent l’impossible : racheter l’usine en se faisant passer pour des financiers !

Et si on rachetait la boite ?

Comme son père, Cédric travaille dans l’usine Berthier de la vallée de l’Arve, à proximité de Cluses, une usine spécialisée dans la fabrication de pièces pour l’industrie automobile ou l’aéronautique par la technique du décolletage. Par contre, contrairement à son père, en son temps responsable syndical dans cette usine, Cédric ne voit pas ce que les actions syndicale ou politique pourraient apporter dans son activité professionnelle. Cela ne l’empêche pas, bien au contraire, lui qui est chargé de l’entretien des machines, de passer son temps à tempêter contre la direction de l’usine qui, malgré ses nombreux avertissements, ne procède pas aux investissements nécessaires pour éviter les pannes, les accidents du travail et les défauts de fabrication qu’ « on » s’arrange pour mettre sur le dos d’ouvriers ou d’ouvrières. Il faut dire que l’entreprise familiale Berthier à l’origine de cette usine a été reprise par un fonds d’investissement britannique qui cherche avant tout une rentabilité rapide et qui se soucie bien davantage de s’approprier les bénéfices réalisés que de réinvestir dans la modernisation de l’équipement.

Dans ce monde de l’industrie gérée par la finance, les usines ne sont souvent que des pions qu’on achète, dont on tire le maximum de profit, puis qu’on cherche à revendre. Dans ce cas, comme le dit Chantrel, le directeur de l’usine à Julie, sa secrétaire, lorsque Londres décide de la vente de Berthier, il est indispensable d’ « habiller la mariée ». En clair, cela signifie qu’il faut dégraisser le personnel, qu’il faut procéder à des licenciements. Un risque d’autant plus grand pour le personnel lorsque le repreneur potentiel, le fonds de pension anglo-saxon Apollo Performance, s’avère être qui se fait de pire en la matière. Le hasard fait parfois bien les choses : en dehors de son métier et de sa famille, Cédric est un passionné de montagne et il lui arrive souvent d’utiliser son temps libre à s’attaquer en solitaire à des parois rocheuses de la région de Cluses. Cette passion l’amène un jour à secourir Frédéric, un homme qui, s’étant attaqué à trop dur pour lui, s’est retrouvé en panique, bloqué sur la paroi. Le métier de cet homme : intermédiaire financier pour des fonds d’investissement dans le cadre de rachat de société ou de fusion.  Un homme qui peut sans problème vous mettre en contact avec des financiers suisses qui pourraient peut-être faire une proposition de rachat acceptable par le fonds d’investissement vendeur et plus intéressante pour le personnel que celle d’Apollo Performance. Mais également, un homme capable d’expliquer à Cédric comment fonctionne un LBO ( leveraged buy-out ou rachat avec effet de levier), une explication qui va amener Cédric à proposer à ses amis d’enfance, Alain, qui travaille dans une banque, et Denis, qui a sa propre petite entreprise, de se lancer dans un truc de fou : lancer leur propre fond d’investissement et racheter Berthier. En effet, un LBO permet à des fonds d’investissement de ne mettre que 10% pour racheter une entreprise, laquelle entreprise emprunte et rembourse les 90% restants, et, lors d’une revente, tout ce qui a été remboursé par l’entreprise revient au fonds d’investissement. Dans ces conditions, pourquoi ne pas chercher à profiter de ce système révoltant mais légal ?

Une région et un monde que le réalisateur connaît bien

Gilles Perret qui, jusqu’à présent, avait toujours choisi de réaliser des documentaires pour parler des sujets qui lui tenaient à cœur aurait pu choisir de réaliser un documentaire sur les impacts de la finance sur le monde de l’industrie. Trouvant que ce choix du documentaire aurait pu mettre en danger les personnes interviewées vis-à-vis de leurs clients ou de leur hiérarchie, il a préféré se lancer pour la première fois dans un film de fiction. Pour la première fois, vraiment ? Pas tout à fait, si on se souvient de la splendide et émouvante scène finale de Debout les femmes !, son film précédent, réalisé avec François Ruffin. De fait, le choix de la fiction a donné beaucoup de liberté au réalisateur et lui a permis de mettre dans la bouche des protagonistes tout ce qu’il avait envie de faire savoir aux spectateurs. Très bien documenté sur le monde de la finance, Reprise en main va permettre aux spectateurs attentifs de se familiariser avec ses pratiques tout en se divertissant à la vision d’un film passionnant de bout en bout. De se familiariser aussi avec un jargon dans lequel les termes anglais prédominent.

Pour illustrer son propos, Gilles Perret n’a pas choisi n’importe quelle industrie : se sentant incapable d’écrire un scénario de fiction « sans connaître le lieu, les gens ou la problématique concernés », il a choisi le décolletage, une industrie implantée depuis très longtemps dans la région dont il est originaire, une industrie où ses parents et lui-même ont travaillé. Les rapports humains dans cette vallée et, plus particulièrement, dans les usines qui y sont implantées, il les connait bien, même si le passage de PME créées, possédées et dirigées par une famille, le plus souvent locale, à des entités possédées et dirigées de loin par le monde de la finance, allié à l’individualisme, au chacun pour soi, qui ont remplacé les forces collectives du passé chez la plupart des ouvriers et des techniciens, a profondément modifié l’ambiance de travail. Cédric, Alain, Denis, c’est un peu comme si le réalisateur les connaissait personnellement. Julie aussi, Gilles Perret la « connait » bien, elle qui est devenue le bras droit de Chantrel, le directeur de l’usine, elle dont on a l’impression qu’elle a trahi son milieu social, et qui, heureusement pour le trio, tient absolument à rester dans la région de Cluses. Quant à Joséphine, l’héritière de la famille Berthier qui avait pris la lourde décision de vendre son entreprise à un fonds d’investissement, elle n’est pas vraiment de leur monde mais le trio la connait également très bien, elle est riche et elle pourrait les aider dans la reprise de leur usine, à condition, toutefois de ne pas en profiter pour se montrer très gourmande.

Trois difficultés parfaitement maîtrisées

A priori, passer du documentaire à la fiction présentait trois difficultés majeures pour Gilles Perret : écrire un scénario ; devoir diriger une équipe technique beaucoup plus importante ; devoir diriger des comédiens et des comédiennes. L’écriture du scénario, un scénario qui tient parfaitement la route, elle s’est faite de façon collective, avec, autour du réalisateur, sa compagne Marion Richoux, Raphaëlle Desplechin et la participation de Claude Le Pape. Concernant la réalisation, Gilles Perret se montre en fait aussi à l’aise, lui le passionné de montagne, dans les scènes impressionnantes se déroulant sur des parois rocheuses verticales que dans les scènes se déroulant dans une usine ou autour de cadavres de bouteilles lorsque le trio, dopé par un début de frénésie éthylique, décide de s’attaquer à ce qui est pour eux une « face nord » économique, le rachat de Berthier. Quant à la direction d’acteurs, elle s’est manifestement très bien déroulée avec Pierre Deladonchamps, très crédible dans le rôle de Cédric, avec Grégory Montel, chargé d’apporter une touche comique dans le rôle d’Alain, avec Vincent Deniard dans le rôle de Denis, avec Finnegan Oldfield en parfait faux-jeton dans le rôle de Frédéric, avec Samuel Churin, dans le rôle de Chantrel, le directeur de l’usine, d’autant plus enclin à suivre les injonctions venant de Londres qu’il voit dans la revente de l’usine l’opportunité de quitter cette région à laquelle il ne trouve aucun attrait. Même Laetitia Dosch, insupportable dans les rôles allant vers trop d’excès qu’on lui propose le plus souvent, s’avère excellente dans le rôle beaucoup plus posé de Julie. On notera avec un sourire le petit clin d’œil malicieux que Gilles Perret se fait à lui-même lorsqu’on constate la présence d’une affiche de Les jours heureux dans la maison de Michel, le père de Cédric.

Conclusion

Avec Reprise en main, film social, film engagé, mais qui n’oublie pas d’être souvent drôle et émouvant, Gilles Perret se met avec talent dans les pas de Ken Loach. La loi du marché, de Stéphane Brizé, Reprise en main, de Gilles Perret, deux films passionnants sortis cette année et qui nous confrontent aux dégâts causés par la mondialisation et la finance à l’encontre de l’industrie, des travailleurs et de leurs familles.

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