Critique : Memoria

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Memoria

Colombie, Thaïlande, Grande-Bretagne, Mexique, France : 2021
Titre original : –
Réalisation : Apichatpong Weerasethakul
Scénario : Apichatpong Weerasethakul
Interprètes : Tilda Swinton, Elkin Díaz, Jeanne Balibar
Distribution : New Story
Durée : 2h16
Genre : Drame
Date de sortie : 17 novembre 2021

3.5/5

Il peut arriver qu’un seul film de la compétition cannoise n’ait pas encore trouvé de distributeur dans l’hexagone au moment de la proclamation du palmarès. Il peut arriver qu’un tel film, rejeté par la très grande majorité des spectateurs et encensé par une très grande partie de la critique, se voit attribuer la Palme d’Or. C’est ce qui est arrivé en 2010 à Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures) du réalisateur thaïlandais Apichatpong Weerasethakul. Bien évidemment, à la suite de ce couronnement, le film a pu être distribué. Dans l’histoire des Palmes d’Or, il est classé avant-dernier quant au nombre de spectateurs qui l’ont vu en salle : 127 580 entrées. Cette année, Apichatpong Weerasethakul participait de nouveau à la compétition cannoise, avec Memoria, un film tourné en Colombie et qui a été récompensé par le prix du jury, ex-aequo avec Le Genou d’Ahed de Nadav Lapid.

Synopsis : Au lever du jour j’ai été surprise par un grand BANG et n’ai pas retrouvé le sommeil. A Bogota, à travers les montagnes, dans le tunnel, près de la rivière. Un Bang.

Bang !

Quel est ce bruit qu’entend Jessica Holland, cette horticultrice écossaise spécialiste des orchidées qui est venue à Bogota, en Colombie, pour rendre visite à Karen, sa sœur malade ? D’où provient ce BANG, ce bruit qui fait penser à une grosse boule en béton tombant dans un puits en métal, bruit qui la réveille le matin et qu’elle est la seule à entendre ? Un bruit que Hernán, un ingénieur du son local avec qui Juan, le mari de Karen, l’a mise en contact, va réussir à reconstituer en travaillant avec elle comme s’il s’agissait de partir d’un portrait robot. La recherche de la source de ce bruit va amener Jessica à entreprendre un voyage spirituel connecté au passé, au présent et au futur de la Colombie. En effet, ce voyage va lui faire visiter la morgue de l’hôpital de Bogota avec évocation de squelettes vieux de 6000 ans, va la voir rencontrer Agnès Cerkinsky, une archéologue française, responsable du suivi de la construction d’un tunnel, et va la voir passer un long moment de méditation partagée dans la campagne auprès d’un Hernán devenu vieux.

Une grande tension toujours présente

Le BANG que Jessica entend de façon récurrente n’est pas une invention de Apichatpong Weerasethakul, il provient d’une expérience qu’il a lui-même connue : « J’ai été surpris par le bruit d’une explosion. C’était celui d’une bombe, à l’aube, qui ne venait pas d’ailleurs mais de l’intérieur de ma tête. J’ai appris plus tard que cela s’appelait le syndrome de la tête qui explose (…) Mon crâne semble être fait de métal. Ce grand bruit se répercute dans le cerveau, mais au lieu de vous réveiller complètement, il vous met dans un état semi-conscient d’écoute et d’anticipation ». Ce BANG, il a choisi de le transmettre à celle qui est en quelque sorte son double dans le film, un personnage à qui il a donné comme nom Jessica Holland, en hommage à l’un de ses films préférés, Vaudou, de Jacques Tourneur, film dans lequel un personnage ayant ce nom de Jessica Holland est attiré par le son des tambours vaudous lorsque la nuit tombe. Quant au choix de la Colombie comme théâtre de son film, Apichatpong Weerasethakul affirme qu’il a toujours été fasciné par l’Amazonie et que lui, comme d’autres auteurs thaïlandais, n’a jamais cessé d’être inspiré par « les récits occidentaux qui romançaient la découverte de l’Amazonie à l’époque coloniale ».

Pour celles et ceux qui avaient ressenti l’impression que, dans des films comme Oncle Boonmee ou Cemetery of Splendour, Apichatpong Weerasethakul se contentait de poser sa caméra, de la mettre en route, de partir prendre un café pendant que ses comédiens faisaient ce qu’ils voulaient, et de revenir plusieurs minutes plus tard, ils ne manqueront pas d’observer un changement notable en visionnant Memoria ! Certes, on sent toujours l’attirance du réalisateur pour l’état quasi-comateux que procurent les rêves, pour les souvenirs ainsi que pour les collisions entre passé, présent et futur, certes, le tempo du film est toujours très lent, certes, il ne se passe toujours pas grand chose, certes, il y a même des scènes relativement longues où il ne se passe strictement rien, mais, on sent que le réalisateur est toujours présent et il règne en permanence une tension très forte, accentuée par l’absence de musique d’accompagnement, une musique qui, si elle avait été présente, aurait complètement détruit la tension qu’on ressent. En fait, dans Memoria, les choix de mise en scène faits par Apichatpong Weerasethakul, faisant appel à de longs plans-séquence, le rapprochent du réalisateur philippin Lav Diaz

Une distribution professionnelle

Pour la première fois, Apichatpong Weerasethakul a réuni une distribution ne comprenant que des comédiens et des comédiennes professionnel.le.s. Celle qui tient le rôle principal, celui de Jessica, n’est autre que la comédienne britannique Tilda Swinton. Que dire de plus que ceci ? Après avoir vu le film, on ne voit pas quelle autre comédienne aurait pu interpréter ce rôle ! Autre comédienne que nous connaissons bien : Jeanne Balibar, dans le rôle d’Agnès Cerkinsky, l’archéologue française que rencontre Jessica. Le reste de la distribution est colombien avec Juan Pablo Urrego, vu récemment dans L’oubli que nous serons de Fernando Trueba et qui interprète Hernán jeune, Elkin Díaz qui interprète Hernán devenu vieux et Agnès Brekke, qui joue Karen la sœur de Jessica, ou mexicano-espagnol avec Daniel Giménez Cacho, vu aussi bien chez Almodóvar que chez Arturo Ripstein ou Alfonso Cuarón, dans le rôle de Juan, le mari de Karen.

Concernant les images, il a préféré venir en Colombie avec Sayombhu Mukdeeprom, le Directeur de la photographie thaïlandais qui avait travaillé avec lui sur Oncle Boonmee et qui fut également le Directeur de la photographie sur Les mille et une nuits de Miguel Gomes et sur Call me by your name de Luca Guadagnino.

Conclusion

Dans la mesure où ce nouveau film de Apichatpong Weerasethakul est susceptible d’être apprécié par celles et ceux que Oncle Boonmee et Cementery of splendour n’avaient pas du tout convaincu.e.s, on peut se demander comment Memoria va être reçu par les « autres », celles et ceux qui avaient réussi à « entrer » dans ces 2 films. En tout cas, quel que soit le jugement que vous portiez jusqu’à présent sur les films de ce réalisateur thaïlandais, vous pouvez prendre le risque de vous frotter à Memoria : le jeu en vaut la chandelle.

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