Lola Une femme allemande

République Fédérale d’Allemagne, 1981
Titre original : Lola
Réalisateur : Rainer Werner Fassbinder
Scénario : Peter Märthesheimer, Pea Fröhlich et Rainer Werner Fassbinder
Acteurs : Barbara Sukowa, Armin Mueller-Stahl, Mario Adorf et Matthias Fuchs
Distributeur : Carlotta Films
Genre : Mélodrame
Durée : 1h55
Date de sortie : 11 juin 2025 (Reprise)
3,5/5
Le cas de Rainer Werner Fassbinder est tout de même d’une singularité sidérante. Cet enfant terrible du cinéma allemand était l’observateur hors pair des défauts et autres hypocrisies flagrantes de son pays natal. L’immense majorité de ses plus de vingt longs-métrages en témoignent avec un regard sans merci sur les failles de ses compatriotes et du système ouest-allemand auquel ils se dévouent sans la moindre retenue. Le tout exprimé à travers des œuvres filmiques à la forme travaillée avec une élégance qui n’a pas pris une ride en près d’un demi-siècle. Et pourtant, cette boulimie de l’artiste, associée à une multitude de démons personnels qu’il avait tenté en vain de gérer avec toutes sortes d’addictions, aura précocement eu raison de lui, puisqu’il s’était éteint à l’âge de seulement 37 ans en juin 1982.
Le mystère ou plutôt le dilemme reste intact avec Lola Une femme allemande, l’un de ses derniers films, qui fait preuve d’une double maturité bluffante. A la fois d’un point de vue formel, puisque Fassbinder y manie les couleurs avec une maestria sachant chaque fois s’arrêter juste avant de sombrer dans le kitsch le plus indigeste. Et en termes de lucidité sociale et psychologique à l’égard de ses personnages. Ces pauvres pions bousculés sur l’échiquier de l’appât du gain qui, dans toute leur vulgarité, savent préserver un zeste d’humanité. Le grand écart prodigieux entre la ringardise navrante des uns et la corruption effrénée des autres est aussi à mettre sur le compte d’une distribution en état de grâce, principalement Barbara Sukowa, Armin Mueller-Stahl et Mario Adorf en trio de séduction pris en tenaille entre l’argent et le sexe.

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Synopsis : A la fin des années 1950, la petite ville de Cobourg en Bavière attend avec impatience l’arrivée de son nouveau responsable aux bâtiments publics von Bohm. Le maire Völker et l’entrepreneur local Schuckert espèrent agrandir leur zone d’influence et leur fortune personnelle en tirant profit de ce nouveau fonctionnaire. Or, droit dans ses bottes, von Bohm a une conception tout personnelle de la réalisation de l’essor économique dans la ville. La prostituée Lola, sous l’emprise de Schuckert et considérée par son entourage comme pas assez bonne pour le très respectable von Bohm, se met alors en tête de le séduire pour ses propres intérêts.

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Touché c’est joué
Rétrospectivement, Rainer Werner Fassbinder constitue le lien idéal, en termes d’emploi expressif des couleurs au cinéma, entre les films américains de Douglas Sirk et ceux, espagnols, de Pedro Almodóvar. Dès les premiers plans de Lola Une femme allemande, une fois que la photo du vieux chancelier Adenauer regardant avec une certaine incrédulité un appareil d’enregistrement a quitté l’écran, le rouge jaillit dans une exubérance traduisant parfaitement l’hédonisme de rigueur dans la maison close locale. Toute la ville ou presque s’y retrouve. Des confidences et autres jeux de pouvoir sont faits en marge de l’urinoir. Et les clients montent selon leurs envies à l’étage avec l’élue de leur cœur sous le bras. Bref, c’est le revers parfait de la respectabilité de façade qui s’affiche sur la scène du théâtre public de la ville, dans les bureaux de l’administration ou bien à la sortie de la messe dominicale.
Tandis que ces deux camps opposés sont admirablement incarnés par le mielleux Mario Adorf et l’idéaliste supposément éclairé Armin Mueller-Stahl, le rôle que le personnage de Barbara Sukowa a à incarner dans ce spectacle habilement navrant s’avère infiniment plus ambigu. Elle n’est ni une femme fatale, finalement plus rusée que ses pendants masculins, ni une sainte qui s’ignore encore, mais qui saura s’affranchir de sa condition sociale dégradante, afin de vivre in extremis des jours heureux dans une belle baraque de notable. Non, Rainer Werner Fassbinder lui réserve un sort beaucoup plus trouble. À l’image de ces milliers de femmes dans l’Allemagne des années ’50 qui avaient fait ce qu’elles étaient obligées de faire pour survivre ou grimper au moins un tout petit peu dans l’échelle sociale.

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Cela vaut la peine de le répéter
Ce foutu mythe de la réussite matérielle, justement, Fassbinder s’en occupe avec une férocité jubilatoire. Pendant que la plupart des personnages s’enferment volontairement dans un statu quo bâti sur l’immobilisme, la lâcheté et la soumission – les femmes au poste de subordonnées incarnées par Karin Baal et Helga Feddersen en sont des exemples parlants –, les plus opportunistes cherchent à tirer leur épingle du jeu truqué. Un cynisme typiquement germanique s’invite alors dans le récit qu’on a l’habitude de rencontrer plus récemment dans les films de Michael Haneke. Comme dans les histoires du réalisateur d’Amour, ce dernier sert au mieux de talon d’Achille pour asséner un coup d’arrêt net à la croisade du valeureux von Bohm contre la pourriture morale qui gangrène la ville.
Par conséquent, les choses resteront telles qu’elles ont toujours été à la fin de Lola Une femme allemande. Au détail près que l’enrichissement des moins scrupuleux a malgré tout permis à leurs complices d’arriver, eux aussi, à une bonification sociale toute relative. Quel constat moral y a-t-il à tirer de cette farce au ton savoureux ? Que le rouleau compresseur du progrès économique aura toujours le dernier mot dans un pays fondé sur les préceptes d’un capitalisme libéral comme l’a été l’Allemagne de l’Ouest dans les années ’50 et comme elle continue sans doute de l’être encore en très grande partie aujourd’hui. En cela, Fassbinder se dresse même en prophète pessimiste à la fin de sa carrière, à tel point que ce dégoût d’une société intrinsèquement viciée était probablement pour quelque chose dans sa propre déchéance personnelle.

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Conclusion
Toute la petite troupe des habitués de l’univers de Rainer Werner Fassbinder se donne rendez-vous dans Lola Une femme allemande : Hark Bohm, Rosel Zech, Günther Kaufmann et même Udo Kier, qui avait également contribué aux décors du film. Cependant, ce n’est pas le seul point par lequel l’antépénultième long-métrage du réalisateur provoque une agréable sensation de familiarité. Fassbinder y pratique simultanément une maîtrise hors pair du vocabulaire filmique, stylisé mais jamais la proie de sa propre théâtralité, et d’un propos cinglant, dépouillé d’illusions et de poncifs édifiants, sur les forces sinistres qui font ronronner le redoutable moteur allemand.