Critique : La voix d’Aida

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La voix d’Aida

Bosnie, Allemagne, France, … : 2020
Titre original : Quo Vadis, Aida ?
Réalisation : Jasmila Žbanić
Scénario : Jasmila Žbanić
Interprètes : Jasna Đuričić, Izudin Bajrovic, Boris Ler, Johan Heldenbergh
Distribution : Condor Distribution
Durée : 1h44
Genre : Drame, Guerre, Histoire
Date de sortie : 22 septembre 2021

4.5/5

Agée de 46 ans, Jasmila Žbanić est une importante réalisatrice bosniaque dont seule la moitié des films est sortie en salles dans notre pays. Parmi eux, Sarajevo, mon amour, Ours d’Or à Berlin en 2006. Présenté à la Mostra de Venise en 2020, La voix d’Aida faisait partie de la sélection de 5 films concourant pour l’Oscar 2021 du meilleur film en langue étrangère. Un film présentant une bande de soulards danois a été préféré à ce film d’une force exceptionnelle et historiquement important …

Synopsis : Srebrenica, juillet 1995. Modeste professeure d’anglais, Aida vient d’être réquisitionnée comme interprète auprès des Casques Bleus, stationnés aux abords de la ville. Leur camp est débordé : les habitants viennent y chercher refuge par milliers, terrorisés par l’arrivée imminente de l’armée serbe. Chargée de traduire les consignes et rassurer la foule, Aida est bientôt gagnée par la certitude que le pire est inévitable. Elle décide alors de tout tenter pour sauver son mari et ses deux fils, coincés derrière les grilles du camp.

 

Le massacre de Srebrenica

Vous vous souvenez probablement des conflits qui ont ensanglanté l’ex Yougoslavie entre 1991 et 2001. Parmi les évènements qui se sont succédé à cette époque, il y en a un qui, encore plus que les autres, a marqué les esprits : le massacre de Srebrenica, perpétré en juillet 1995 par l’armée de la république serbe de Bosnie à l’encontre de 8000 hommes et adolescents bosniaques musulmans, un massacre considéré comme le pire commis en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Srebrenica, une petite ville de Bosnie de 30 000 habitants qui était habitée à 75 % par des musulmans et à 23 % par des serbes. Une petite ville devenue, dès 1992, un objectif majeur pour les forces serbes et, de ce fait, déclarée « zone protégée » par le Conseil de sécurité des Nations Unies. Malgré cette « protection », la situation des habitants de Srebrenica ne va pas cesser de se détériorer pour arriver à celle qu’on retrouve au début de La voix d’Aida.

 

 

Le choix de la réalisatrice

Il est évident que, face à un évènement comme le massacre de Srebrenica, le choix est grand en ce qui concerne la façon de l’aborder d’un point de vue cinématographique. Plutôt que de se focaliser surtout sur les actions militaires ou, par exemple, sur une famille réunie, au milieu de plusieurs milliers d’autres civils, dans le camp de l’ONU que les forces serbes veulent investir, la réalisatrice Jasmila Žbanić a choisi de prendre comme personnage principal une professeure d’anglais bosniaque devenue interprète pour les casques bleus. Une situation qui permet à Aida d’être à la fois dans le camp et en dehors du camp et de participer, en tant qu’interprète, aux négociations entre les différentes parties, entrainant les spectateurs avec elle. Un choix qui permet aussi d’ajouter un volet beaucoup plus intime à la peinture réaliste du tragique engrenage des évènements : Aida travaille pour l’ONU, elle pense qu’à ce titre elle est en droit de bénéficier de certains privilèges, la protection de sa famille de la part de l’ONU étant pour elle le plus important. En effet, sa famille est tout aussi en danger que les milliers d’habitants de Srebrenica ou des environs, qu’ils soient réfugiés dans le camp de l’ONU, ce camp que les forces serbes ne vont de toute façon pas tarder à envahir, ou qu’ils se pressent par milliers à l’entrée du camp avec l’espoir d’y rentrer.

Dans un contexte difficile, Srebrenica étant toujours sous domination bosno-serbe au sein de la République Serbe de Bosnie, une des deux entités de la Bosnie-Herzégovine, Jasmila Žbanić a réussi à fédérer 9 pays européens pour obtenir les fonds lui permettant de réaliser ce film qui lui tenait tant à cœur. A la vision du film, on ne peut que ressentir une grande amertume, une énorme colère, à voir, dans des scènes probablement très proches de ce qui s’est passé dans la réalité, comment  la communauté internationale s’est montrée incapable de protéger les populations civiles qui avaient placé tous leurs espoirs dans le « parapluie » que représentait l’ONU pour elles : manque d’anticipation de la part de l’ONU, soutien demandé à l’ONU par les casques bleus se traduisant par un refus, probablement à cause du chantage exercé par les forces serbes quant à l’avenir des otages que ces forces serbes avaient faits quelques semaines auparavant parmi les casques bleus, tensions entre les populations bosniaques et les casques bleus néerlandais.

Le travail magnifique de 3 femmes

C’est avec beaucoup de savoir-faire que Jasmila Žbanić passe des plans mettant en scène des foules énormes à ceux ne réunissant que quelques personnes engagées dans des négociations, en passant par la reconstitution de l’immense chaos régnant aux portes et à l’intérieur du camp de l’ONU. Avec justesse, elle a choisi de ne pas insister sur les scènes de massacre « proprement » dites, ce qu’on voit de tout ce qui a précédé étant largement suffisant pour nous révolter et nous bouleverser. La réalisatrice a trouvé une aide fantastique auprès de 2 autres femmes : la directrice de la photographie, l’autrichienne Christine A. Maier et la comédienne Jasna Đuričić. Cette dernière interprète, au cœur d’une distribution internationale, le rôle d’Aida, et, bien que serbe se mettant dans la peau d’une bosniaque, on est emporté par l’implication et l’émotion qu’elle met dans son jeu.

Conclusion

Bouleversant, puissant, révoltant, passionnant, les qualificatifs ne manquent pas pour décrire les sentiments qu’on ressent à la vision du grand film qu’est La voix d’Aida. Une fois de plus, on s’écrie « plus jamais ça », tout en sachant très bien que, malheureusement, il y a eu depuis ce massacre d’autres évènements du même ordre, le siège d’Alep étant probablement l’exemple le plus dramatique. Malheureusement, il y a eu d’autres évènements, malheureusement il y en aura d’autres encore dans le futur. Le cinéma fait ce qu’il peut pour s’opposer à la folie des hommes, mais son pouvoir est limité. Il n’empêche, ne serait-ce que d’un point de vue civique et historique, il faut voir La voix d’Aida. En plus, c’est passionnant !

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