Critique : La nuit des rois

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La nuit des rois

France, Côte d’Ivoire, Canada, Sénégal : 2020
Titre original : –
Réalisation : Philippe Lacôte
Scénario : Philippe Lacôte, Delphine Jaquet
Interprètes : Bakary Koné, Steve Tientcheu, Digbeu Jean Cyrille
Distribution : JHR Films
Durée : 1h33
Genre : Drame, Fantastique
Date de sortie : 8 septembre 2021

3.5/5

C’est à proximité du cinéma « Le Magic » que le réalisateur Philippe Lacôte, aujourd’hui quinquagénaire, a grandi à Marcory, un quartier de la ville d’Abidjan. Ce cinéma, c’était un peu sa seconde maison, un lieu dans lequel il entrait et d’où il sortait librement. Sa mère, une ivoirienne de l’ethnie bété, a été à l’origine de la création du Front populaire de Laurent Gbagbo et, à ce titre, a été incarcérée à la Maison d’Arrêt et de Correction d’Abidjan, la MACA. Après des études de linguistique à Toulouse, Philippe Lacôte a débuté sa vie professionnelle à la radio avant de se tourner vers le cinéma, en commençant comme projectionniste d’un cinéma de Toulouse. En 1994, il réalise Somnambule, son premier film, un court-métrage de 14 minutes. Il faudra attendre 20 ans pour qu’il réalise son premier long métrage, Run, un film qui faisait partie de la sélection Un Certain regard de 2014. La nuit des rois est son deuxième long métrage et il a rencontré un grand succès dans de très nombreux festivals (Chicago, Göteborg, Rotterdam, Toronto, Venise, …). Sans oublier le Festival du film francophone d’Angoulême, où il vient d’obtenir le Prix Valois de la mise en scène ainsi que celui de la musique.

Synopsis : La MACA, la prison d’Abidjan, l’une des prisons les plus surpeuplées d’Afrique de l’Ouest. Vieillissant et malade, Barbe Noire est un caïd de plus en plus contesté. Pour conserver son pouvoir, il renoue avec la tradition de “Roman”, un rituel qui consiste à obliger un prisonnier à raconter une histoire durant toute une nuit. Un jeune pickpocket est désigné. “Roman” ne sait pas raconter mais il est hanté par une seule histoire, celle du chef « microbe » Zama King…

La nuit de la lune rouge

Dans la Maison d’Arrêt et de Correction d’Abidjan, la MACA, la seule prison de la ville, Barbe Noire est le Dangôro, le chef suprême, celui qui, d’après les codes et les lois qui régissent cette prison, a tous les droits sur les prisonniers. Son problème, c’est qu’il est malade et que, s’agissant du Dangôro, la loi prévoit que lorsque le Dangôro est malade ou ne peut plus gouverner, il doit se donner la mort. Parmi les prisonniers, certains, comme Demi-Fou, sont loyaux envers Barbe Noire alors que d’autres, comme Lass, travaillent déjà à la désignation de son successeur, un chef qui devra considérer  les autres prisonniers comme des clients et non plus comme des esclaves. Pour gagner du temps, Barbe Noire imagine de tirer profit de l’arrivée d’un nouveau prisonnier, un jeune voleur issu du quartier Sans-loi, en le désignant comme étant le nouveau « Roman », une sorte de griot qui, la nuit suivante ou celle d’après, la nuit de la lune rouge, devra raconter une histoire durant toute la nuit jusqu’au lever du jour.  Silence, le seul prisonnier blanc de la prison, un homme qui erre avec un poulet perché sur une épaule, prévient Roman : « Si tu veux avoir une chance de survivre, ne finit jamais ton histoire ». Roman ne se connait aucun don pour ce qui est de raconter une histoire. Sa seule chance, c’est qu’il a eu Zama King comme ami d’enfance, et il choisit de raconter l’histoire de celui qui fut le chef du gang des « microbes », ce qui le conduira, pour conserver la vie, à raconter aussi celle de Soni, le père aveugle de Zama King, et celle de la reine dont Soni était devenu le confident. Des histoires qui ne peuvent que fasciner les détenus.

Réalisme, magie, fantastique

Un petit clin d’œil à Shakespeare avec le titre du film, un gros clin d’œil à Shéhérazade et Le conte des mille et une nuits, avec cette histoire à raconter qui ne doit jamais se terminer, et, surtout, un plongeon dans l’imaginaire africain, un univers dans lequel se mélangent le réalisme, la magie et le fantastique, voici les ingrédients de base du film de Philippe Lacôte. Pour goûter ce film, il est indispensable de ne pas chercher à n’y voir que le « réalisme », véridique ou factice, du genre si souvent abordé du film de prison. Que ce soit proche de la vérité ou pas, La MACA, une prison que le réalisateur connait bien pour avoir été y visiter sa mère lorsqu’elle y était incarcérée, est présentée comme étant presque totalement gouvernée par les détenus. Cette « visite » de la prison et de ses détenus s’avère visuellement magnifique en profitant du format 2.35:1 et d’un ensemble photographie/lumière absolument somptueux. Lorsque Roman raconte l’histoire de Zama King, ses paroles sont souvent reprises, immédiatement, en totale improvisation, sous forme de danses ou de chants, ce qui parait bien sûr très artificiel mais qui, grâce à l’excellence de la mise en scène, rajoute une couche supplémentaire à la grande qualité esthétique du film. Comme ce que raconte Roman, à la façon d’une épopée, mélange faits historiques et légendes lié.e.s à la Côte d’Ivoire, Philippe Lacôte a choisi d’illustrer de temps en temps ses propos par des flashbacks quasi documentaires filmés à la Steadicam. Ce mélange de réalisme et de fantastique, ces changements dans l’esthétique de l’image arrivent à maintenir une tension permanente chez le spectateur, entravée seulement par certains dialogues non sous-titrés, parfois difficiles à comprendre pour des oreilles de la France métropolitaine.

Des professionnels, des non professionnels

Philippe Lacôte a passé beaucoup de temps à réunir son casting. C’est dans les quartiers populaires d’Abidjan qu’il a trouvé les danseurs, les chanteurs, les acrobates, les contorsionnistes et les pratiquants d’arts martiaux qu’il recherchait. Un travail en atelier a permis de faire de ces non professionnels des artistes crédibles et prêts pour interpréter devant la caméra les mouvements de groupe imaginés par le réalisateur. Bakary Koné est un de ces non professionnels et il s’avère d’une grande justesse dans son interprétation de Roman. Le film fait également intervenir une poignée de comédiens confirmés, tels Abdoul Karim Konaté (Lass) et Rasmané Ouédraogo (Soni), déjà présent dans Run, ainsi que Steve Tientcheu, Le Maire dans Les misérables. Tel, aussi, Denis Lavant, l’interprète de Silence. Quant à la magnifique photographie, elle est l’œuvre du canadien Tobie Marier Robitaille.

Conclusion

En mélangeant faits réels et faits légendaires, tous liés à la Côte d’Ivoire, Philippe Lacôte propose une expérience sensorielle et esthétique qui maintient une grande tension chez le spectateur durant 90 minutes. Visuellement magnifique, La nuit des rois est également magistralement mis en scène et très bien interprété par une « troupe » dans laquelle les comédiens professionnels étaient très minoritaires.

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