Critique : Avant de t’aimer

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1951

Avant de t’aimer

États-Unis, 1949

Titre original : Not Wanted

Réalisateurs : Elmer Clifton et Ida Lupino

Scénario : Ida Lupino & Paul Jarrico

Acteurs : Sally Forrest, Keefe Brasselle, Leo Penn et Dorothy Adams

Distributeur : Les Films du Camélia

Genre : Drame social

Durée : 1h31

Date de sortie : 30 septembre 2020 (Reprise)

3/5

Dans certains cercles cinéphiles, Ida Lupino est considérée comme une pionnière hors pair du cinéma au féminin. Son parcours est en effet des plus atypiques à une époque – les années 1940 et ’50 – où il était excessivement rare de voir une femme tenir les commandes d’un film. Son exemple a hélas mis du temps avant de faire école, puisque il a fallu attendre plusieurs décennies jusqu’à ce que des réalisatrices s’imposent plus ou moins derrière la caméra. D’où notre suspicion que cette relecture rétrospective de la poignée de films qu’elle avait pu réaliser pour le cinéma cherche un peu trop à y voir quelque chose qui n’est pas forcément là. Ce qui ne veut pas du tout dire que Lupino n’avait aucun talent. Bien au contraire, puisque son premier long-métrage, réalisé en remplaçant au pied levé le metteur en scène initial Elmer Clifton, s’avère être un film de genre des plus efficaces.

Avant de t’aimer aurait pu être un sermon filmique lourd et pompeux. Très longtemps avant que l’avortement ne soit un sujet que l’industrie hollywoodienne ose aborder, il y est question d’une jeune femme, éperdument amoureuse d’un pianiste, qui n’éprouve guère les mêmes sentiments pour elle. Pire encore, il lui fait un enfant, sans même attendre le diagnostic de grossesse pour la quitter définitivement. La pauvre fille devra donc affronter seule et isolée les tracas d’une femme enceinte célibataire. Rien de bien original jusque là, d’autant moins que la production indépendante du film aurait pu le mettre dans le sillage de tout un mouvement d’œuvres aussi bon marché qu’opportunistes, toujours prêtes à exploiter le dernier fléau social à la une des journaux.

© 1949 Emerald Productions Inc. / Film Classics / Les Films du Camélia Tous droits réservés

Synopsis : La jeune Sally Kelton erre dans les rues d’une grande ville. Quand elle voit un bébé dans une poussette, elle le prend, pensant que c’est le sien. La mère légitime s’interpose sans tarder et Sally est arrêtée par la police. En attendant le début de l’instruction pour enlèvement, elle se remémore dans sa cellule de prison les tristes événements qui l’ont amenée jusqu’à ce jour fatidique.

© 1949 Emerald Productions Inc. / Film Classics / Les Films du Camélia Tous droits réservés

Béguin de midinette

Il n’est donc pas interdit de penser que c’est la mise en scène de Ida Lupino qui fait la différence dans ce qui n’aurait été sinon qu’un banal produit commercial. Sans tout à fait conférer ses lettres de noblesse à Avant de t’aimer, elle sait en tirer néanmoins un récit étonnamment intense. Une fois passé le récit cadre et son agencement trop académique, nous nous intéressons de plus en plus au sort de cette femme au bout du rouleau, au fur et à mesure que son insouciance juvénile se transforme en désespoir névrotique. Même ces deux extrêmes dramatiques, tirés directement du manuel de la condescendance envers la gente féminine, deviennent des points de départ et d’arrivée amenés plutôt adroitement par la réalisatrice. Ils se situent au juste croisement entre un certain réalisme social – à l’époque guère traité frontalement par les films issus des grands studios – et un misérabilisme contenu.

Contrairement à ces contes édifiants qui avaient alors la fâcheuse tendance à sublimer la misère des uns en héroïsme tragique des autres, le récit n’abandonne jamais entièrement un degré de sobriété fondamentale. Cette dernière réussit dès lors à relativiser l’action aux accents mélodramatiques plus ou moins forts. Ainsi, Sally Forrest interprète son personnage avec une part égale d’idéalisme enfantin et de dégoût face aux choix difficiles que la vie d’adulte lui impose prématurément. Ce qui lui permet de se soustraire globalement aux directives moralisatrices du scénario. Sally Kelton reste certes une femme visant malgré elle, par étourdissement ou manque de maturité, le grand chelem des épreuves existentielles à éviter à tout prix. Mais en même temps, le portrait du personnage ne paraît à aucun moment particulièrement convenu ou consensuel.

© 1949 Emerald Productions Inc. / Film Classics / Les Films du Camélia Tous droits réservés

Les hommes, ces fayots

La mesure d’un point de vue féministe ne se chiffre pas exclusivement en mises en valeur des personnages féminins. Elle se manifeste également, voire peut-être davantage, dans le regard qu’il porte sur les hommes, ces maîtres du monde d’antan dont il est plus urgent que jamais de scier le piédestal. Sans surprise, la force et le courage des personnages masculins ne s’en sortent guère indemnes dans ce film. Ils ont beau ne pas y devenir la proie facile d’un retour de bâton féroce de la part de cette pauvre femme, à qui ils avaient infligé tant de malheur. Ce n’est pas pour autant qu’ils peuvent réclamer pour eux le beau rôle traditionnel du père, de l’amant ou du mari. Car ces trois emplois passablement caricaturaux vivent ici une mise au point des plus lucides.

Commençons par le père de Sally, présent assez brièvement à l’écran, qui se définit avant tout par le discours nullement valorisant à son égard de son épouse de longue date. Selon elle, il n’aurait pas eu le soupçon d’une idée depuis des lustres. Autant dire que dans le foyer des Kelton, l’équilibre des forces entre l’homme et la femme est d’ores et déjà perturbé. Ce qui n’empêche pas la fille de la maison de tomber pour le premier mauvais garçon venu : Leo Penn dans le rôle serviable du pianiste, dévoré de l’intérieur par ses rêves de grandeur qu’il est le premier à trouver ridicules. Il s’agit du vagabond par excellence, hanté par le feu sacré de la nouveauté, tout en se doutant parfaitement de la vacuité de cette quête sans fin.

Drew Baxter, le gérant d’une station-service que Sally rencontre dans le bus qui est censé l’amener vers l’aventure romantique, est par contre un animal d’homme complètement différent. Plutôt que d’en faire le gendre idéal, le récit le positionne assez tôt comme un être aux failles multiples. Dès sa deuxième apparition, son handicap physique devient impossible à ignorer. Et l’une des séquences suivantes dévoile un point de faiblesse encore infiniment plus préjudiciable. Malgré son expérience de guerre, ce pauvre Drew est au fond resté un gamin, qui s’extasie devant son train miniature pendant que sa conquête potentielle s’ennuie royalement. Un rôle de mâle attardé en somme, auquel la candeur de Keefe Brasselle sait conférer cependant une noblesse toute relative.

© 1949 Emerald Productions Inc. / Film Classics / Les Films du Camélia Tous droits réservés

Conclusion

Après avoir regardé notre premier film réalisé par Ida Lupino, nous ne sommes pas encore convaincus du génie de cette réalisatrice précurseure. Tant mieux alors que quatre autres de ses films sont actuellement à l’affiche des meilleurs cinémas de répertoire, trois distribués par Les Films du Camélia et un par Théâtre du Temple ! De quoi confirmer a priori la bonne impression que nous a laissés Avant de t’aimer, un conte social à l’intrigue certes convenue, mais qui sait naviguer avec une aisance remarquable à travers des marées de poncifs. Celles-ci seraient sans doute devenues indigestes sous une direction moins nuancée et impliquée que celle de Lupino, ici à ses débuts de productrice, scénariste et réalisatrice.

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