Enzo

France, Italie, Belgique, 2025
Titre original : –
Réalisateur : Robin Campillo
Scénario : Laurent Cantet, Robin Campillo et Gilles Marchand
Acteurs : Eloy Pohu, Pierfrancesco Favino, Élodie Bouchez et Maksym Slivinskyi
Distributeur : Ad Vitam Distribution
Genre : Drame d’adolescents
Durée : 1h42
Date de sortie : 18 juin 2025
3/5
Les films testaments, ces œuvres tragiques, conçues par les uns, terminées par les autres, constituent un cas à part dans l’Histoire du cinéma. Ces carrefours malheureux entre l’envie de faire des films et l’impossibilité de vivre mènent souvent nulle part. Dans le cas d’Enzo, cette histoire d’un adolescent à cran que Laurent Cantet n’a pas eu le temps de voir devenir une réalité, notre verdict est plutôt positif, voire par moments enthousiaste. Parce qu’elle sait faire sienne toute l’absurdité de l’adolescence dans un contexte atypique, qui ne fait pourtant qu’exacerber le malaise existentiel de son jeune héros. Celui-ci sait autant ce qu’il veut que ce qu’il ne souhaite pas dans une vie qui semble d’emblée tracée pour lui. Sauf qu’à cet âge-là, on découvre à ses dépens que l’existence est faite d’embûches et de contretemps et que les désirs ne peuvent pas toujours y être assouvis.
La marche de l’ascenseur social, ici volontairement déclenchée à l’envers, nous mène pas seulement vers la découverte d’un nouveau jeune talent du cinéma français, Eloy Pohu. Elle nous fait également découvrir, après tant d’années de bons et loyaux services, des facettes inconnues du talent de Pierfrancesco Favino et Élodie Bouchez.
Car ce que la mise en scène presque poétique de Robin Campillo ne perd jamais de vue, c’est que dans tous ces errements à l’aube de l’âge adulte, ceux qui en souffrent parfois le plus, ce sont les parents qui voient le destin de leur progéniteur leur glisser entre les mains. Jusqu’à leurs dix-huit ans révolus, ils gardent certes un pouvoir tout relatif sur leurs enfants. Mais le mouvement d’émancipation se déclenche en fait déjà bien plus tôt, débouchant dans le cas du personnage principal sur des obsessions intimes soit douteuses (la guerre), soit sublimement sensuelles (le premier coup de foudre).

Synopsis : Même s’il a choisi lui-même la voie d’un BTS en maçonnerie, le jeune Enzo n’y excelle pas tellement. Au grand dam de ses parents avec lesquels il vit dans une grande villa avec piscine sur les hauteurs de La Ciotat. Pour eux, leur fils est en train de perdre son temps par pure rébellion contre ses origines assez fortunées. Pourtant, sur le chantier, Enzo se sent à l’aise, notamment en compagnie de deux ouvriers ukrainiens Vlad et Miroslav avec lesquels il sympathise.

Dans une cage dorée
Contrairement à la mythologie sociale que tout le monde ou presque suit aveuglement, l’ascension sociale ne va pas de soi. Il n’est écrit nulle part que les générations futures auront forcément une vie plus aisée et confortable que celles qui les ont précédées. C’est un rêve très largement répandu, soit, mais la réalité s’avère souvent plus terne et misérable. A moins que l’on n’épouse l’état d’esprit anti-conformiste du jeune Enzo.
Pour lui, la belle demeure luxueuse de ses parents, qui impose du respect à tous ceux qui ont le privilège d’y être conviés, est comme une prison à laquelle il faudra se dérober coûte que coûte. La radicalité de sa démarche n’est pas complète, puisqu’il profite quand même des petits avantages qu’un tel cadre de vie préservé lui réserve, la facilité avec laquelle on peut y piquer une tête en fin de journée par exemple. Mais c’est justement en alternant entre ces deux mondes si diamétralement opposés – la crasse du chantier en journée, les grandes baies vitrées avec une vue imprenable le soir – qu’il devient un grain de sable gênant dans le quotidien autrement plus confortable et homogène du reste de la famille.
Il appartient au scénario d’Enzo, coécrit par le troisième de la bande Gilles Marchand, de pas non plus en faire un idéal iconoclaste, capable d’actes outranciers pour dénoncer l’injustice sociale à laquelle il est manifestement sensible. Enzo a beau avoir choisi son camp, au moins temporairement, il ne devient pas non plus le meneur révolutionnaire qui conduirait ses collègues de travail moins fortunés que lui jusque dans les beaux quartiers pour y réclamer leur part du gâteau.
Pour cela, il est encore bien trop tributaire d’un manque de grandeur, de pouvoir s’imaginer lui-même comme un précurseur social à suivre, plutôt qu’en tant que vilain petit canard dont ses parents peuvent se plaindre auprès de leurs amis, eux aussi en proie au comportement hautement imprévisible de leur fille adolescente. Cette dernière était finalement retournée sur le chemin vertueux du conformisme. Il n’y a pas de raison pour que cela ne soit pas ainsi également pour l’ouvrier-touriste.

Mon beau légionnaire
Or, au volet social d’Enzo que l’on doit sans doute à Laurent Cantet répond d’une façon agréablement harmonieuse celui qui s’intéresse davantage aux désirs du jeune homme, plus proche de l’univers de Robin Campillo. Là aussi, nous avons dépassé le stade du conte homosexuel encore à la mode il n’y a pas si longtemps, qui voyait la passion amoureuse et sexuelle éclater au grand jour, après quelques tergiversations de circonstance.
A présent, les orientations du protagoniste sont plus diffuses, puisque sa fascination pour les soldats sur le front ukrainien en général et Vlad qui pourrait bientôt devoir les rejoindre en particulier cohabite avec des ébats qui s’inscrivent davantage dans ce que l’on attend d’un adolescent en pleine puberté. Ceci dit, on évite cependant la sempiternelle séquence de masturbation au profit d’une nuit passée en solitaire sous les étoiles. C’est également de ce point de vue-là que Enzo ne se comporte pas comme tout le monde. Et tant mieux !
De même, l’objet de ses fantasmes se situe dans un terrain vague et rarement exploré au cinéma du refus poli, quoique pas non plus effarouché des avances. L’homophobie manifeste que Enzo subit est en premier lieu la sienne, néanmoins inextricablement liée à son propre malaise social. Toute l’intelligence et la doigté affective du récit consistent dès lors à ne surtout pas jouer l’un contre l’autre ou, pire encore, d’expliquer la démarche de transfuge de classe par une fascination érotique pour le corps des ouvriers. A tel point que l’aveu de la part d’Enzo, alors perdu au plus profond de sa quête adolescente d’identité, n’est point suivi par un discours plus récriminant que les autres reproches qu’il avait reçus auparavant de ses parents.
Ce qui ne signifie pas pour autant que tout reviendrait à la normale, c’est-à-dire le bonheur familial rétabli à l’occasion des vacances en Italie, après un ultime acte de désespoir. En signe avant-coureur du fait indiscutable que toutes nos expériences d’adolescence, bonnes ou mauvaises, laissent des traces, la tout dernière séquence nous fait craindre que le pauvre Enzo n’en ait pas fini de se taper violemment la tête contre les murs d’un statu quo qui ne lui convient pas.

Conclusion
Séance de rattrapage au Festival d’Albi avec ce (très) beau conte d’adolescence qui avait fait l’ouverture de la Quinzaine des cinéastes à Cannes plus tôt cette année. Dans Enzo, on sent autant la patte de Laurent Cantet, grand cinéaste aux préoccupations sociales qui manque cruellement au cinéma français, un an et demi après sa disparition, que celle de Robin Campillo, plus à l’aise avec les troubles d’attirance qui ne finissent pas toujours d’une façon romantiquement édifiante. Or, toute la qualité du film se situe précisément dans l’aisance avec laquelle il s’emploie à compliquer la vie de son jeune héros idéaliste, sans pour autant en faire la caricature d’un agneau sacrificiel sur l’autel de la bienséance sociale et sexuelle.















